BÉZIERS. Il faut imaginer les flammes, gigantesques, s’élevant dans la noirceur des premières nuits d’été. Au bout de la rue sinueuse qui traverse le quartier pavillonnaire de Montimaran, au sud-est de la ville, Jean-Pierre Galtier pointe du doigt la zone industrielle du Capiscol, située à 300 mètres de là. Seule une modeste étendue d’herbe sépare sa maison de l’usine SBM Formulation. « C’est celle-ci qui a pris feu, il y a quatorze ans », indique le Biterrois qui, à l’époque, n’avait encore jamais entendu parler de la directive Seveso. Et comme la plupart des riverains, il ignorait qu’il vivait à deux pas de trois usines répondant à cette réglementation européenne très particulière.

Il est 3 h 05 du matin, le 27 juin 2005, lorsqu’un incendie se déclare dans les ateliers de cette usine qui fabrique des pesticides. Sur le site, alors classé « Seveso 2 » (seuil haut), l’alarme s’est bien déclenchée, entraînant l’arrivée rapide des secours. La sirène censée alerter la population en cas de danger, elle, reste silencieuse. En l’absence d’instructions, les riverains doivent improviser. Affolés par les émanations, certains choisissent de se calfeutrer en bloquant les bouches d’aération et le contour de leurs fenêtres avec des couvertures. D’autres préfèrent fuir, constatant qu’aucun barrage n’est encore mis en place. « J’ai téléphoné aux pompiers, qui n’ont pas su quoi nous dire, se souvient Marc Cazabant. Dans le doute, ils nous avaient conseillé de partir. » À quelques numéros de là, Jean-Pierre Galtier a opté pour la même stratégie : « On n’a reçu aucune indication. J’ai pris ma femme et ma gamine, et on a fichu le camp. » Une fois lancés sur l’autoroute, ils n’avaient pas su où se rendre. « On n’allait pas sonner chez les beaux-parents en plein milieu de la nuit ! Alors on est restés sur le bord de la route et on a attendu là, comme des zèbres. On cherchait le bon canal de radio, celui qui nous dise quoi faire. »

Les premières consignes sont tombées vers 8 heures, sur France Bleu Hérault : rester confiné. En voulant rejoindre leur quartier en milieu de matinée, les Galtier ont trouvé les routes bloquées. Avec le recul, l’ancien maire de Béziers, Raymond Coudrec, reconnaît le manque de préparation : « On n’avait pas imaginé qu’un accident de cette ampleur puisse arriver. On n’était pas prêts à faire face à un tel événement. Aujourd’hui, cela se passerait différemment. »

À Montimaran, les administrés sont moins confiants. « Depuis Rouen, j’ai la boule au ventre », dit une mère de famille qui a suivi l’affaire sur les réseaux sociaux. L’incendie de Lubrizol a ravivé les craintes et les doutes. Certains en viennent à soupçonner l’existence d’une pollution chronique, à cause des mauvaises odeurs qui dérangent régulièrement dans le quartier : « On n’a jamais su ce que l’on avait respiré à l’époque, alors on finit par douter de tout ! »

À la suite de la catastrophe de Béziers, au cours de laquelle 1 700 tonnes de substances chimiques sont parties en fumée, l’État a chargé l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) d’analyser les prélèvements effectués sur place. Les résultats, parus douze mois plus tard, excluaient la possibilité d’une pollution à long terme.

« Personne n’est venu prélever quoi que ce soit dans nos jardins », précise Jean-Pierre Galtier, président du comité de quartier. Au cours de la nuit de l’incendie, le vent marin avait brusquement tourné, déviant le nuage de fumée vers la Méditerranée. « On n’avait peut-être pas de résidus visibles chez nous, contrairement à Rouen, mais je peux vous assurer que l’on n’a pas vu un seul puceron pendant l’année qui a suivi ! » signale Jean Amossé, un autre habitant. À Montimaran, on n’a jamais avalé l’idée que le nuage s’était arrêté à l’entrée du lotissement. Au marché de gros, en face de l’usine accidentée, « personne n’est venu contrôler les produits », se souvient Sophie Roblin, qui travaille en famille chez Dolsa Fruits. « La nuit de l’incendie, poursuit la jeune femme, on nous a laissés décharger nos marchandises et, à l’époque, on n’avait pas de frigos, on laissait tout à l’air libre. »

Les habitants, eux non plus, n’ont jamais été suivis médicalement dans le cadre d’un protocole ad hoc. Un rapport de la cellule interrégionale d’épidémiologie (Cire), daté de janvier 2006, indiquait pourtant qu’un « impact retardé potentiel ne peut être exclu ». « Ces recommandations n’ont absolument pas été suivies », déplore Évelyne Coulouma. À l’époque médecin au service hygiène et santé de la mairie de Béziers, elle avait plaidé pour un vrai suivi médical de la population.

Certains riverains regrettent de ne pas avoir pris les devants, comme à Rouen. Nadia Galtier, l’épouse de Jean-Pierre, a subi une opération de la thyroïde, il y a deux ans. « Des nodules cancéreux », confie-t-elle. Dans le quartier, les cas de cancers en tous genres se sont multipliés. Nadia Galtier reste prudente : « Je ne dis pas que c’est l’usine mais puisqu’il n’y a jamais eu de suivi, on vit avec ce doute-là. »

L’impression de négligence et le sentiment d’avoir été mis à l’écart continuent d’alimenter, quatorze ans plus tard, la rancœur et la défiance de ceux qui ont vécu la catastrophe industrielle de près. Les nouveaux arrivants, eux, savent tout juste que les usines qui jouxtent leur lotissement sont classées Seveso. Parmi la dizaine de foyers interrogés, personne ne se souvient avoir récemment reçu dans sa boîte aux lettres de prospectus indiquant les démarches à suivre en cas d’accident. « Je peux pourtant vous garantir qu’on les distribue chaque année, comme la loi l’exige, affirme Robert Ménard, l’actuel maire de Béziers. On pourrait communiquer de manière plus alarmiste, mais l’intérêt n’est pas de faire peur aux gens. »

Quant à la direction de l’usine, elle estime que ce type d’initiative n’est pas de son ressort, les habitations les plus proches étant exclues de la zone délimitée par le plan particulier d’intervention (PPI). Ce dispositif d’urgence pour les usines classées Seveso est déclenché par le préfet lorsqu’un accident est susceptible de dépasser l’enceinte du site industriel. Il permet, entre autres, d’alerter, d’informer et de protéger les populations. Pour ce qui est de SBM Formulation, la zone concernée déborde seulement d’une vingtaine de mètres au-delà du site, raison pour laquelle les habitations et le marché de gros en sont exclus, bien que très proches. En 2005, il avait fallu attendre une heure et dix-sept minutes, selon le rapport du comité de quartier de Montimaran, pour que le PPI soit mis en œuvre. Un laps de temps suffisant pour que la panique s’installe et que la confiance s’effondre durablement.

Conscient de l’intérêt de rassurer les riverains, Cyril Van Caneghem, actuel directeur de l’usine, entré en fonction peu de temps avant l’incendie, ouvre chaque année les portes de son établissement à la mairie et aux associations. Ces dernières sont également conviées aux exercices visant à tester le plan d’opération interne (POI) – un plan de secours relatif aux accidents se cantonnant au site industriel, exigé par la préfecture. Enfin, dans le cadre de la loi du 30 juillet 2003, dite loi Bachelot, l’industriel présente chaque année son bilan devant une commission de suivi de site (CSS), à laquelle sont conviés les représentants des comités de quartier. « Ces derniers temps, à cause de la menace terroriste, on a dû être un peu plus secret, explique Cyril Van Caneghem. Mais avec Rouen, l’inquiétude des gens remonte. Ils réclament de nouveau une totale transparence. On doit adapter notre communication en fonction du moment. »

« Ce n’est pas tant des industriels dont je me méfie, souligne Jean-Pierre Galtier, qui reconnaît entretenir de bonnes relations avec Cyril Van Caneghem. Le problème, c’est l’État. Il minimise les risques que présentent de telles installations et cherche à les fondre dans le paysage. » Depuis des années, cet ancien cadre dans une tannerie s’obstine à réclamer des panneaux qui signalent clairement l’entrée de la zone sur laquelle sont implantées les trois structures à risque. « Les gens se baladent à vélo sur les pistes cyclables qui traversent la zone industrielle, sans savoir qu’ils se trouvent au milieu d’usines Seveso ! » tempête-t-il.

Cyril Van Caneghem saisit l’inquiétude des riverains. « Au départ, ces usines étaient relativement isolées, explique-t-il. Quand on a commencé à construire des quartiers autour il y a cinquante ans, les produits chimiques ne faisaient peur à personne. On a laissé faire parce qu’on en savait moins qu’aujourd’hui. Maintenant, on est capable de détecter des PPB d’insecticide sur des feuilles d’arbres [le PPB – part per billion, partie par milliard en français – sert d’unité de mesure des molécules de gaz à effet de serre]. Forcément, ça inquiète, mais nos structures sont extrêmement règlementées. »

Depuis l’accident d’AZF, et pour s’assurer que certains plans d’urbanisme hérités du passé, comme celui de Béziers, ne présentent aucun risque pour la population, des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) sont mis en place. Ces derniers prennent en compte les usines dans leur environnement et permettent de déterminer si l’évolution de l’urbanisme garantit la sécurité des riverains. Un premier PPRT a été approuvé pour l’usine SBM Formulation en 2015. D’après ce dernier, les habitants ne craignent rien.

Ces plans, aussi nombreux soient-ils, ne convainquent pas Jean-Pierre Galtier. Le retraité est bien déterminé à continuer de porter la voix de ses voisins pour défendre haut et fort leurs intérêts et leur sécurité. Il s’apprête à donner une conférence sur le thème de la transparence face au risque industriel, pour sensibiliser davantage le grand public. Parce qu’il ne se fait pas d’illusions : bientôt, l’affaire Lubrizol se tassera et tous rangeront à nouveau, dans un tiroir de leur tête, le souvenir des flammes et de l’odeur pestilentielle qui les avait tant inquiétés. Jusqu’à la prochaine catastrophe industrielle. 

 

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