Quelle est l’origine du feu ?

Le jeudi 26 septembre, les sirènes d’alerte des communes de Rouen et de Petit-Quevilly (Seine-Maritime) sont déclenchées à 8 heures. Elles retentissent durant cinq minutes, trois séquences successives espacées de cinq secondes. Il fait déjà jour et un grand nuage noir enjambe la Seine. Il s’étend au-dessus de la capitale normande vers le plateau qui domine la boucle du fleuve, au nord. Depuis les hauteurs de la ville, on peut observer le foyer de l’incendie de l’usine Lubrizol, non loin de l’écoquartier Flaubert en construction.

La police a été prévenue à 2 h 49 par des salariés présents dans la zone industrielle ; les premiers policiers arrivent sur les lieux, classés « Seveso seuil haut », suivis des pompiers. Dans l’entreprise, qui applique le système des trois-huit, l’équipe de permanence tente de limiter les « dégâts » en mettant à l’abri des fûts. Durant une huitaine d’heures, le feu ravage l’entrepôt ainsi que les trois hangars mitoyens de la société Normandie Logistique. Des centaines d’explosions de fûts de produits chimiques détonent violemment tout au long de la nuit. L’incendie est tel qu’il n’est maîtrisé qu’à 11 heures du matin, et les foyers définitivement éteints le lendemain après-midi.

Les bruits, la fumée et les odeurs ont alarmé la population. Un flottement et une inquiétude sourde gagnent bon nombre d’habitants dans les premières heures de la journée. Quelques familles prennent la décision de fuir l’agglomération, tandis que la plupart des salariés se rendent à leur travail. Des entreprises et les établissements scolaires fermeront leurs portes dans la matinée.

Près d’un mois après l’accident industriel, ni la localisation précise du départ de feu (l’usine Lubrizol ou les entrepôts Normandie Logistique) ni son origine (accidentelle ou criminelle) ne sont pour l’instant établies.

La préfecture et les secours ont-ils correctement communiqué ?

À 3 h 10, la radio France Bleu Normandie diffuse sur son compte Twitter une photo de l’incendie. Dès 3 h 50, les journalistes de la station et du quotidien Paris Normandie indiquent que le feu provient de l’usine Seveso Lubrizol. Des équipes de journalistes sont envoyées sur place rendre compte de l’évolution de l’incendie. France 3 Normandie, dont les locaux se trouvent à moins d’un kilomètre de l’usine, couvre aussi l’événement.

À 4 h 50, la préfecture annonce l’accident sur les réseaux sociaux. Son premier message demande d’« éviter le secteur ». La police et les pompiers lui emboîtent le pas. Un communiqué de la préfecture officialise la mise en place d’un périmètre de sécurité autour du site industriel à 5 h 44. Un premier point de presse est fait à 6 h 03, suivi de six conférences tout au long de la journée, données le plus souvent par le préfet Pierre-André Durand et le colonel des pompiers Jean-Yves Lagalle, à la tête du service départemental d’incendie et de secours (SDIS 76).

Les principales mesures sont rendues publiques par un tweet du ministère de l’Intérieur à 8 h 13 : confinement des maisons de retraite, fermeture des crèches et des établissements scolaires à Rouen et dans dix, puis douze autres communes alentour.

Les institutions en charge de la sécurité civile ont largement communiqué via Twitter, contrairement à ce qui a beaucoup été dit. Mais elles ont rendu publics tardivement leurs conseils de confinement. En faisant le choix de ne pas provoquer de mouvement de panique dans la nuit, la préfecture n’a pas su répondre en temps et en heure aux interrogations sur la toxicité des émanations de l’incendie.

Pourquoi Lubrizol avait-elle besoin de Normandie Logistique ?

En tout, 9 505 tonnes de produits chimiques sont parties en fumée : 5 253 sur le site de Lubrizol, le reste dans les entrepôts du site de Normandie Logistique. Les deux entreprises sont en effet mitoyennes et collaborent. Ce n’est que neuf jours après l’incendie que le préfet a officiellement indiqué que les deux sites avaient été partiellement ravagés. Lubrizol, usine d’additifs pour huiles industrielles dépendant de la holding de Warren Buffett, emploie sur le site 450 personnes. Normandie Logistique, société de transport et de stockage, recourt aux services de 120 employés dans ces locaux.

Les deux entreprises ne sont pas soumises aux mêmes réglementations. Alors que Lubrizol est placée sous la surveillance de la direction générale de la prévention des risques (DGPR), Normandie Logistique bénéficie d’un régime beaucoup plus souple. Elle a simplement dû signaler sa mise en service au préfet, sans qu’il y ait consultation des autorités ou du public.

En tout état de cause, Lubrizol a été autorisée en janvier et en juin par la préfecture à augmenter son volume de stockage de produits dangereux, comme le permet la loi Essoc de 2018, tout en utilisant le site de Normandie Logistique qui ne déclarait pas aux autorités les quantités de combustibles entreposées. L’incapacité de Normandie Logistique de fournir une liste des produits incendiés avant le 14 octobre a contribué à l’inquiétude et à la confusion.

Aujourd’hui, les directions de ces deux entreprises se renvoient la responsabilité de l’incendie. Mais on peut se demander pourquoi Normandie Logistique n’était pas classé « Seveso seuil haut » puisque près de la moitié de ses entrepôts étaient loués par Lubrizol ?

Pompiers et policiers sont-ils bien protégés ?

120 sapeurs-pompiers surveillaient encore le foyer de l’incendie le lendemain du départ de feu. Ils sont 240 à avoir été mobilisés sur les lieux. Près de 400 agents de différents services ont été employés sur le site en deux jours d’intervention d’après la préfecture.

Des maux de tête, des nausées et des symptômes d’irritation des yeux et de la gorge ont été signalés sur les policiers, les pompiers et les CRS de garde le 27 au matin. Un suivi médical particulier a été mis en place à la demande de leurs syndicats. Pour six intervenants, les premiers résultats, rendus le 16 octobre, se sont révélés inquiétants, laissant notamment apparaître des données anormales pour le foie et les reins.

Les directions départementales des services de sécurité ont dû communiquer pour répondre sur l’usage approprié ou non de masques de protection. La police a fait valoir que le port de protections de type NRBC (nucléaire, radiologique, biologique, chimique) n’était pas indispensable. Les pompiers ont répondu que l’équipement mis à disposition était adapté. Casernes et commissariats à proximité des sites Seveso ont-ils pour autant connaissance en amont des risques auxquels ils s’exposent en cas d’accident ? Globalement oui, mais, dans le cas présent, ils ne disposaient pas de la liste des produits toxiques stockés.

La police nationale n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Que doit-on redouter ?

Des habitants de Rouen ont eux aussi souffert de maux de tête, de nausées et de vomissements, ainsi que d’irritations de la gorge et des bronches. Mais aucun cas n’a dégénéré en maladie chronique. Sur les 250 personnes qui se sont rendues aux urgences, seules huit ont été hospitalisées. D’après le Pr Jean-François Gehanno, chef du pôle Santé publique du CHU de Rouen, « si certains Rouennais sont passés par tout un spectre de sensations qui n’ont pas eu de suites chroniques, les conséquences graves, s’il y en a, se mesureront désormais à l’échelle des dix à vingt prochaines années. Elles pourront être dues à une exposition aiguë, ici par inhalation, ou par les infiltrations dans les nappes phréatiques et les contenus alimentaires ».

La préfecture a ordonné rapidement trois séries de tests qui lui ont permis de déclarer qu’il n’existait pas de risques de contamination par l’amiante ou par les suies dans l’agglomération et en dehors. L’agence régionale de santé (ARS) a assuré que l’eau du robinet était potable. Un prélèvement de poussière et d’eau à Préaux entre le 26 et le 27 septembre a cependant révélé la présence de dioxines dans des proportions quatre fois supérieures à la normale.

L’inquiétude porte aujourd’hui sur le passage dans le sol, les aliments et les nappes phréatiques de dioxines produites lors de l’incendie, comme de métaux et d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). La présence de chlore, nécessaire à la formation des dioxines, a été confirmée par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), dans des quantités faibles.

À ce stade, les autorités se montrent rassurantes, mais ne peuvent affirmer que les près de 3 500 produits qui se sont consumés dans l’incendie des deux sites industriels seront sans effet sur la santé publique et l’environnement à moyen et à long termes. D’où une inquiétude persistante des habitants. 

 

Nicolas Bove

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !