Quand les premières législations pour maîtriser les risques industriels apparaissent-elles ?

Il y a toujours eu des règles, qu’on peut même faire remonter jusqu’au droit romain ! La pollution est une notion très ancienne, qu’on retrouve dans le droit sous le terme de nuisance ou de servitude. Durant l’Ancien Régime, la police parisienne avait déjà pour tâche de contrôler et de réguler l’activité des artisans et des ateliers, afin d’en limiter les désagréments. On oublie à quel point il y avait alors un souci pour l’environnement, considéré comme un déterminant essentiel de la santé et même de la forme des corps. Médecins et riverains étaient donc très vigilants par rapport à la qualité de l’air, des eaux, de ce qu’on appelait les « circumfusa », tout ce qui nous environne, et ils étaient donc à même de réclamer l’exclusion des ateliers de l’espace urbain – quitte à sacrifier la Bièvre, dévolue aux rejets des artisans, tanneurs ou teinturiers. Mais ce pouvoir de la police faisait peser une grande incertitude économique sur les acteurs industriels, que va alléger le décret de 1810 sur « les manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre et incommode ».

En quel sens ?

À la fin du XVIIIe siècle commencent à apparaître les usines chimiques, principalement pour produire des acides et la soude nécessaires à l’industrie du verre, du savon ou du textile. On se met à produire de l’acide sulfurique industriellement en 1768… à Rouen justement. Mais ces nouvelles usines sont polluantes et nécessitent de lourds investissements. De grands industriels comme Jean-Antoine Chaptal, ministre de l’Intérieur entre 1801 et 1804, réclament alors un nouveau cadre légal qui sécurise leur capital. Ils ne souhaitent pas que leur activité économique puisse être anéantie par la simple décision d’un commissaire de police. Le contexte est encore aggravé par les guerres napoléoniennes et le blocus continental, qui fait exploser le prix de la soude naturelle (des cendres de plantes marines importées d’Espagne, en particulier), et entraîne donc la multiplication de ces usines, causant de graves nuages d’acide chlorhydrique qui brûlent la peau et endommagent les récoltes. Le décret de 1810 confère alors au préfet et au ministre de l’Intérieur le pouvoir d’accepter l’installation de ces établissements, en renvoyant les plaintes aux tribunaux civils. Ce faisant, ce décret instaure le principe du pollueur-payeur : c’est par la compensation des dommages que l’industriel sera amené à limiter les pollutions causées. On espère ainsi enclencher un cercle vertueux pour l’industrie française naissante. Mais ce décret n’étant pas rétroactif, il favorise les industriels déjà implantés… Et surtout leur droit d’exercer n’est plus menacé, même en cas de pollution avérée. Et on voit d’ailleurs dans les années qui suivent de vraies guérillas judiciaires entre des propriétaires fonciers et les nouveaux industriels de la chimie, notamment dans la région de Marseille qui est un grand centre savonnier.

Quels sont les risques à l’époque ?

Ils touchent d’abord les ouvriers. Les employés de ces usines sont très souvent des étrangers, par exemple des Italiens en Provence, de jeunes hommes célibataires dont la mort ne sera pleurée par personne. Et dans le cas des substances les plus dangereuses, comme le blanc de plomb, qu’on utilise pour faire de la peinture, on emploie des anciens bagnards. C’est un véritable lumpenprolétariat qui est employé dans ces usines chimiques, dont la santé n’est absolument pas protégée – le décret de 1810 ne dit rien des pollutions au sein même de l’usine. Pendant des décennies va régner une idéologie de la responsabilité individuelle (couplée à une forme de virilisme), selon laquelle l’ouvrier se doit d’éviter lui-même les accidents. Et le salaire étant payé en fonction de la production, cela n’encourage guère à la prudence… Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la santé des ouvriers commencera à être prise en compte dans l’appréciation des risques industriels. Les autres victimes de ces usines, ce sont les biens matériels, et notamment les récoltes pour lesquelles il est possible de demander une compensation – cela se produit dans les tribunaux, mais également de façon invisible, avec des contrats notariés où un industriel s’engage chaque année à verser une somme à ses voisins, pour acheter la paix sociale.

Y a-t-il des inquiétudes au sein du reste de la population ?

Non, seuls les voisins se sentent concernés. Mais ces voisins peuvent être nombreux, notamment au début de la révolution industrielle, car les ateliers et les usines sont alors installés en ville ou dans les faubourgs. Les industries les plus polluantes, celles de la soude par exemple, sont très vite délocalisées, sur des îles comme Port-Cros ou Porquerolles, au large d’Hyères. L’arrivée du chemin de fer va bouleverser la géographie, car elle va permettre de donner naissance à des centres industriels ex nihilo, loin des bassins de population – songeons par exemple à Salindres, entre Alès et Nîmes, qui fut le berceau de Pechiney. Apparaissent des agglomérations mono-industrielles, où les pouvoirs politiques et économiques sont très liés, et où les plaintes contre les pollutions sont limitées. Pourtant, on assiste alors à des rejets extrêmement dangereux : en Angleterre, dans les canaux qui relient Liverpool à Manchester, l’eau est si acide qu’elle abîme les coques ! Ce sont des niveaux de pollution qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui.

Comment évolue ensuite la législation sur les risques industriels ?

Cette législation repose sur trois piliers : l’autorisation sous conditions et la compensation, on l’a dit, mais aussi la normalisation. En 1821, le ministre de l’Intérieur avait décidé l’interdiction des machines à vapeur dans les villes, jugées trop dangereuses, selon un principe de précaution avant l’heure. L’Académie des sciences va alors définir des normes de sécurité, afin de permettre l’installation de ces machines en ville, ainsi que celle du gaz d’éclairage, notamment. La volonté, derrière ces normes techniques, est à la fois de protéger les habitants, de sécuriser le capital industriel, mais aussi d’établir des responsabilités : si un ouvrier respecte la norme, alors il ne doit pas y avoir d’accident. C’est une idée très française, héritée du corps des Mines. La logique est très différente en Angleterre où dominent l’autorégulation des industriels et l’assurance (couplée à des services de maintenance). Et cette fétichisation de la norme à la française va causer de nombreux problèmes, avec par exemple des explosions plus fréquentes de machines à vapeur qu’outre-Manche au XIXe siècle. Le point qu’il faut souligner est que ces grands principes de régulation, inventés au début de la révolution industrielle, sont encore ceux en vigueur aujourd’hui. Et ils ont davantage servi à rendre acceptable l’industrialisation qu’à limiter la pollution…

Y avait-il, alors, une confiance plus grande dans la technique pour éviter les risques ?

Non, ce récit d’un XIXe siècle optimiste est une reconstruction historique, qu’elle soit formulée par des technophiles qui regrettent qu’on n’ait plus aujourd’hui le sens de l’innovation, ou au contraire par des philosophes comme Ulrich Beck, selon qui nous serions entrés dans une ère nouvelle, celle de la « société du risque ». Pour Beck, nous serions les premiers à vraiment nous soucier de risque et d’environnement. Cette thèse est historiquement fausse. De même l’idée d’une défiance nouvelle envers les experts est tout aussi erronée : au XIXe siècle, la défiance est déjà de mise. Je me souviens d’opposants à une usine du ministre Chaptal qualifiant les rapports rassurants des experts « de discours de parade qui n’en impose plus à personne » ! Il n’y a jamais eu de confiance aveugle dans la science, et on peut lire beaucoup de discours sur la non-maîtrise. Une caricature de Daumier montre ainsi un employé du chemin de fer retirant une épingle à cheveux des voies en affirmant que l’accident a été évité ! Le discours actuel sur la prise de conscience des risques industriels est donc biaisé et tend surtout à dépolitiser les débats en affirmant qu’on fera désormais mieux qu’avant.

Ne tire-t-on aucune leçon des accidents passés ?

Si, bien sûr : les progrès techniques sont évidents et massifs, heureusement. Certaines catastrophes, comme Seveso, ont entraîné la mise en place de plans de prévision des risques. Mais la société capitaliste industrielle a surtout appris depuis deux siècles à gérer ces accidents, ces nuisances et ces pollutions et à passer outre. À chaque grand accident, de Feyzin à Tchernobyl ou AZF, on a tenu des discours pour affirmer que rien ne serait plus comme avant, et que les risques seraient désormais mieux circonscrits. On entretient par là une illusion de la maîtrise, nécessaire pour maintenir la production de produits par nature dangereux.

Que nous apprend l’incendie de l’usine de Lubrizol ?

D’abord que la pétrochimie reste une industrie forte en France. C’est le premier secteur industriel d’exportation, avec l’aéronautique, et la France appartient toujours aux six ou sept plus grandes puissances de la chimie au monde. A contrario du textile, c’est une industrie qui n’a pas été délocalisée et qui reste majeure dans notre pays. Et au regard des quantités énormes de produits dangereux qui circulent, c’est plutôt l’impression de sûreté qui domine : nous consommons dix milliards de litres d’essence par an, et les accidents restent rares. Le débat post-Lubrizol s’est focalisé sur la communication du gouvernement, sur la sécurité du site, sur le respect des normes. C’est important car il va y avoir des procès et des indemnités à payer naturellement, mais cela fait oublier la chose la plus importante : Lubrizol est une usine de lubrifiants automobiles, une activité qui est amenée à disparaître très vite. Comment organiser la fin de l’industrie pétrochimique en France ? Car c’est bien à cela qu’on s’engage quand on parle de décarboner l’économie française avant 2050… Et puis il n’y a pas que ces catastrophes qui menacent la santé de la population et affectent notre environnement : c’est surtout le fonctionnement normal de cette industrie qui est nocif. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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