Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au climat ? 

La géologie et ce qui touche à la planète Terre m’ont toujours attiré. Bon élève, j’ai réussi le concours de mathématiques pour entrer à Normale sup, que j’ai préférée à Polytechnique car je voulais participer au monde universitaire. J’ai pu découvrir un laboratoire, qui existait depuis quelques années, au bout d’un couloir de l’École où des chercheurs réalisaient les premiers modèles sur le climat. Y pénétrer m’a fait l’effet d’ouvrir une petite porte et de me retrouver face à un domaine immense. J’ai su que je voulais rester là. Nous étions en 1978.

Depuis quand s’inquiète-t-on du réchauffement climatique au-delà de la communauté scientifique ?

Les premières alertes touchent la communauté scientifique au début des années 1950. Le géochimiste Roger Revelle, qui fut professeur d’Al Gore à Harvard et l’inspira dans son film Une vérité qui dérange (2006), a montré en 1955 que si l’émissions de CO2 dans l’atmosphère progressait davantage, l’océan ne pourrait l’absorber immédiatement, ce qui provoquerait un réchauffement.

Un document qui a fait date est un rapport à l’Académie nationale des sciences américaine (NAS) de 1979, coordonné par Jule Charney, un très grand nom de la discipline. L’essentiel est déjà dans ce document. Selon lui, si l’émission de CO2 dans l’atmosphère doublait, un réchauffement de 1,5 °C à 4,5 °C en découlerait : il s’agit pratiquement de la même fourchette que celle donnée aujourd’hui. 

Dans les années 1980 a surgi une nouvelle difficulté : face à un sujet aussi important et compliqué, il fallait se doter d’un outil de médiation qui permette de s’adresser aux différents acteurs. Cet outil a été le GIEC, créé en 1988, dont le premier rapport contribua fortement à faire du climat un enjeu majeur du sommet de la Terre de Rio en 1992. La prise de conscience a aussi été le résultat d’une très grande sécheresse qui a frappé les États-Unis en 1988. Elle fut présentée au Sénat comme l’exemple de ce que pouvait causer un changement climatique important. L’année d’après, le 2 janvier 1989, Time titrait « Planet of the Year » pour alerter sur les dangers courus. Un tournant pour notre communauté scientifique.

C’est dans ce contexte qu’apparaissent les COP [Conférence des parties, dont la convention cadre a été signée le 21 mars 1994 par 195 pays et l’Union européenne], un outil de décision qui sera vite confronté à des difficultés. En effet, le piétinement des échanges a commencé dès que l’on a parlé de solutions. Le délai d’une à quelques décennies qui sépare les émissions de gaz à effet de serre des manifestations mesurables du réchauffement climatique a joué un rôle majeur. Nous avons été arrêtés par une difficulté : la confiance limitée accordée au diagnostic scientifique. Dans les années 1980, les calculs démontrant un risque de réchauffement se sont multipliés. Mais ce n’est que dans les années 1990 et 2000 qu’il a été progressivement possible de le mesurer. Dans cet entre-deux, tout un système de climatoscepticisme s’est organisé.

« Face à un sujet aussi important, il fallait se doter d’un outil de médiation qui permette de s’adresser aux différents acteurs. Cet outil a été le GIEC »

Des fake news avant l’heure ?

Disons que la science, parce qu’elle suit une éthique – ce qui fait aussi sa force –, est facile à contester. Les premiers rapports du GIEC évoquaient un « faisceau de présomptions » très clair. Cela aurait dû être suffisant pour afficher et utiliser le principe de précaution inscrit dans notre constitution, même s’il était nécessaire d’attendre pour observer les véritables manifestations du réchauffement climatique. Elles ne sont pas venues d’un coup. L’image du puzzle peut expliquer cela. Le changement climatique est apparu pièce par pièce. Et c’est comme un visage que vous reconstruisez. Lorsque vous commencez à le distinguer, vous savez que ces traits ne sont déjà plus dus au hasard. Lorsque nous avons atteint cette phase-là, où il était déjà possible de discerner la figure du réchauffement climatique, nos preuves n’ont pas été suffisantes pour convaincre des acteurs qui ne voulaient pas être convaincus. Le « climatoscepticisme » – un mot dévoyé, tout scientifique se devant d’être sceptique – n’a jamais désarmé durant cette période, d’autant qu’il pouvait compter sur des lobbies comme sur des personnes qui, honnêtement, ne nous croyaient pas. 

Vous parlez des lobbies du pétrole, de l’automobile...

Oui, essentiellement. Ils ont été très puissants aux États-Unis, où ils ont pu recourir à des pratiques répréhensibles. Ils ont facilité l’écriture d’articles faux rédigés à la commande par des scientifiques dans certains États, par exemple dans des laboratoires de Virginie. Al Gore l’a très largement dénoncé dans son film, de même que Naomi Oreskes dans le livre Les Marchands de doute. De grands lobbies ont organisé tout un contexte de désinformation, surtout dans le monde anglo-saxon. Au moment de la COP15 à Copenhague en 2009, des scientifiques ont été pris à partie par des attaques ad hominem, leurs mails ont été piratés, des accusations ont été proférées sans fondement par ceux qui contestaient le réchauffement climatique. Ce fut une période extrêmement dure.

De quelle manière la notion récente de fake news télescope-t-elle l’activité des chercheurs et en quoi est-elle connexe au climatoscepticisme ?

De façon pernicieuse. Les décideurs – chefs d’entreprise ou ministres – ont été plus sensibles que d’autres aux fake news. Ils constituent un public éduqué mais dépourvu de la formation scientifique qui leur aurait permis de distinguer facilement le vrai du faux et du plausible. Entre le sommet de la Terre de Rio et l’après-COP15 de Copenhague, de nombreux éléments ont eu un fort impact négatif sur ce public et ont favorisé différentes formes de déni du fait climatique. 

Par la suite, les preuves concrètes du réchauffement climatique sont apparues dans le monde réel et ce mouvement s’est asséché. Il est toutefois possible de distinguer des marqueurs du discours « climatosceptique ». Beaucoup mettent en avant l’étymologie du Groenland, qui signifie « terre verte » en danois : cela montrerait que ce territoire était complètement déglacé à l’arrivée des Vikings – un argument, complètement faux, dont ils se servent pour prouver la normalité du réchauffement climatique. Cet exemple est à mes yeux merveilleux, tant il m’a été répété partout et en toute occasion. Je suis encore régulièrement interpellé à ce sujet, y compris par des élus et responsables d’entreprise. Et pourtant des études précises ont montré que les conditions climatiques ont peu changé depuis l’ère viking. Ceux qui affirment le contraire sont sensibles aux fake news. 

« De grands lobbies ont organisé tout un contexte de désinformation, surtout dans le monde anglo-saxon »

Pouvez-vous citer quelques exemples qui, selon vous, sont significatifs ?

Beaucoup utilisent le vocabulaire de la science, sincèrement ou pas, sous une forme qui jette un trouble difficile à réparer. On nous a accusés de violer le deuxième principe de la thermodynamique. Il a été répété, y compris par des collègues, qu’il était critiquable d’utiliser la température moyenne de la planète comme marqueur du changement climatique parce que l’on ne pouvait pas moyenner des valeurs intensives. Ces attaques sont infondées et d’autant plus dommageables que les climatologues sont déjà confrontés à d’autres obstacles.

Nous sommes d’abord mal identifiés, car directement ou indirectement porteurs de l’ambiguïté qui sépare les écologues (scientifiques) et les écologistes (politiques). Nous ne sommes pas nécessairement reconnus comme des scientifiques, à la différence, par exemple, de nos amis astrophysiciens ; nous venons pourtant souvent des mêmes écoles ou universités, où nous nous sommes coudoyés pendant nos études. 

Une seconde difficulté vient de la complexité de la science du climat. On entend souvent dire qu’il faut désormais être stupide pour ne pas croire au changement climatique. Or ce discours nous dessert, paradoxalement – j’utilise ce terme car ceux qui l’emploient cherchent à servir la cause climatique –, car il est faux. Le changement climatique est un problème scientifiquement compliqué. Il a fallu des décennies pour comprendre la nature du rayonnement solaire qui pénètre la Terre, du rayonnement infrarouge qui s’en échappe et des gaz à effet de serre qui empêchent la planète de refroidir. Dit ainsi, ça paraît simple et, d’une certaine manière, ça l’est, tant que les principes physiques qui sous-tendent ces explications ne sont pas contestés. Ils le sont pourtant. Un exemple frappant est celui des livres de François Gervais : L’Innocence du carbone (2013) et L’urgence climatique est un leurre (2018). Ces livres utilisent un langage scientifique que ne peuvent généralement pas comprendre les personnes auxquelles il s’adresse – un niveau master est nécessaire pour évaluer leur contenu de manière critique. Par exemple, l’idée que le réchauffement climatique ne peut plus progresser parce que les raies d’absorption du CO2 sont saturées dans l’atmosphère – toutes les longueurs d’onde capables d’absorber du CO2, un rayonnement partant du sol et montant vers l’espace est entièrement absorbé – est une idée complexe qui repose sur deux affirmations, l’une correcte – cette absorption existe – et l’autre fausse – il faut tenir compte de la température et de l’altitude à laquelle se font cette absorption et la réémission vers l’espace qui en découle, car ce sont elles qui seront modifiées par les émissions de gaz à effet de serre. Des collègues s’emploient à répondre à ces affirmations. François-Marie Bréon, qui travaille au CEA, le Commissariat à l’énergie atomique, qui a étudié la physique à l’École normale supérieure de Paris, a rédigé un premier texte publié dans Le Monde et a fait un travail de réfutation très sérieux tout au long des années qui ont suivi… Il a obtenu un succès non négligeable, qui reste pourtant insuffisant face au grand public, qui croit souvent assister à un vrai débat scientifique.

« Le fonctionnement du système Terre est très peu enseigné »

Votre légitimité scientifique est-elle mise en question ? 

La question de la légitimité scientifique de la communauté des climatologues a été très présente dans les débats ; elle a ouvert les vannes à un certain nombre d’attaques et de critiques. On nous a notamment fait la leçon à propos des modèles climatiques, qui constituent une compétence forte de notre communauté. Nous nous sommes parfois vu expliquer, sur un ton un peu moralisateur, à quel point les mathématiques appliquées étaient une discipline compliquée ! Les climatologues sont-ils de « vrais » scientifiques ? Je crois que beaucoup plus de gens le pensent désormais. Mais il peut peser sur nous un autre soupçon, insidieux : ne faisons-nous pas tout ce bruit pour notre propre publicité ? La très forte médiation de notre discipline nous impose une certaine retenue. 

Le premier enjeu n’est-il pas de prodiguer une culture scientifique plus grande aux Français ? 

C’est l’enjeu majeur. Le fonctionnement du système Terre est très peu enseigné. Si l’on demande à n’importe qui dans la rue pourquoi il y a des vents d’est à l’équateur et des vents d’ouest aux moyennes et hautes latitudes, on touche à un fondement des contrastes de notre monde déchiré entre un pôle plus riche et un autre plus pauvre. Un premier élément de réponse s’explique en dix minutes, mais le grand public ne le connaît pas. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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