« Homme libre, toujours tu chériras la mer… » : les enjeux du climat n’engagent pas que le présent. Ils pèsent lourd sur l’avenir, le nôtre et celui de nos enfants. Face aux fake news, les fictions climatiques mènent une réflexion spéculative, entre vulgarisation scientifique et appel à la mobilisation citoyenne. Elles nous donnent à voir les conséquences futures des dérives actuelles et rendent ainsi concrètes certaines vérités dont on voudrait nous distraire. Dans Exodes, roman de science-fiction de Jean-Marc Ligny, les personnages cherchent à fuir notre Terre transformée en prison, selon des trajectoires sans espoir, des migrations climatiques sans issue possible : comme eux, où irons-nous, quand la chaleur aura stérilisé les cultures, quand les éléments nous auront repoussés loin des côtes, et quand les mers envahiront les terres ? À l’instar d’Olaf Eriksson, fuyant une Norvège inhospitalière, nous errerons nous aussi, sans jamais trouver de port d’attache…

Simon Bréan, maître de conférences en littérature française à Sorbonne Université, membre du CELLF

 

La mer d’huile est grise, le ciel une chape de plomb. Les sommets abrupts des îles Lofoten, à l’horizon, s’enfouissent dans la masse cotonneuse des nuages. Sur l’autre bord, la côte norvégienne n’est pas visible, noyée dans la brume. Le Ragnarok, le chalutier d’Olaf Eriksson, peint en jaune et vert, forme la seule tache de couleur dans ce monde en noir et blanc. Immobile, il paraît englué dans cette mélasse qui ondule à peine. Sous le bateau s’étendent des algues immenses qui rêvent d’enrouler leurs doigts gluants autour de l’hélice. Pas le moment de mettre le moteur en route, pourtant il le faudra bien… Qu’est-ce qui lui a pris de venir s’échouer là-dedans ? Oh, comme toujours : plus près des algues, encore un peu plus près, dans l’espoir de pêcher quelques poissons, car ceux qui restent, c’est là qu’ils survivent. On chalute, on dérive, on ne fait pas gaffe, et voilà : une tonne de verdure dans le filet, et trois ou quatre harengs qui n’ont même pas la taille réglementaire – enfin, du temps où existait un règlement. Et le bateau largué dans cette mer de sargasses. L’été, ces saloperies se répandent à la surface et transforment le chenal en une soupe impraticable (ce qui n’est pas plus mal, soit dit en passant). Dire qu’il n’y a pas si longtemps – Olaf était gamin, mais il s’en souvient –, en hiver la mer gelait au fond des fjords et des icebergs rôdaient autour des Lofoten. Maintenant, il fait quinze degrés de moyenne en février et la mer fait des bulles. Non, ce n’est pas le poisson qui vient s’ébattre au soleil, comme l’a cru naïvement Skeggi, son fiston, la première fois qu’il a vu ça. C’est le méthane qui remonte des profondeurs. Parfois, en des temps immobiles comme celui-ci, il se concentre à la surface et la mer se met à brûler – du moins elle en donne l’impression. C’est beau et effrayant à la fois, comme si l’on était soudain transporté sur une autre planète. Ce phénomène est particulièrement intense justement là où Olaf se promène en ce moment, au milieu des sargasses. À croire que ces saletés se complaisent à absorber du méthane, ou bien à en rejeter, pour ce qu’il en sait. Comme la moisine, dans les îles, qui ronge même la roche et que rien n’arrête. C’est toute une nouvelle écologie en train de s’organiser sous les yeux d’Olaf, dont il se sent exclu.

[…]

Sans plus aucun instrument électronique pour indiquer sa position et sa direction, faire le point n’a rien d’évident. Il doit procéder à l’ancienne, à l’aide du compas, d’un sextant et de cartes marines. Par chance, le compas fonctionne encore, et le sextant et les cartes sont toujours là, enfermées dans un compartiment étanche sous le tableau de bord. Le compas lui permet de remettre le cap au sud-est : au moins il touchera le Danemark, à un endroit ou un autre. Le sextant ne lui sert à rien tant qu’il n’y a pas de soleil, mais par chance la pluie se calme, la chape grise se déchire et du ciel bleu apparaît – et avec lui, le soleil ! Et sa chaleur, pour une fois bienvenue, qui va un peu les sécher.

Profitant d’une belle trouée dans les nuages, il fait le point – plus ou moins précis vu que la houle est relativement forte, mais à quatre ou cinq milles près ça devrait aller –, le reporte sur la carte. En théorie, il se trouve à une trentaine de milles au nord d’Hanstholm, donc, en mettant le cap plein sud, il devrait y arriver dans trois heures environ… un peu moins s’il pousse le moteur à plein régime, ce qu’il n’ose pas faire – pas tant qu’il n’aura pas procédé à une inspection minutieuse de son état.

Trois heures et demie plus tard – Risten est finalement partie se coucher dans la cale, où elle a réussi à s’endormir dans la bannette aussi trempée que ses vêtements –, la  nuit est en train de tomber, les derniers feux du couchant s’éteignent à l’horizon, et aucune côte n’est en vue. Olaf se serait-il trompé à ce point dans ses mesures ?

Profitant du peu de lumière qui subsiste, il refait le point, mesurant cette fois la hauteur angulaire de Vénus, seul astre déjà visible dans le ciel. Il opère deux fois la mesure, afin d’être bien certain de ses calculs. Puis il reporte les coordonnées obtenues sur la carte.

D’après celle-ci, il devrait être à Thisted, une ville au bord du Limfjorden. Soit dans les terres, à vingt kilomètres au sud d’Hanstholm.

Mais il ne voit que la mer, à perte de vue, d’un horizon à l’autre.

Le Danemark n’existe plus. 

Exodes © L’Atalante, 2012

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