AUMETZ (MOSELLE). À la buvette, un cadre photo trône entre les sachets de madeleines et le thermos de café. Un groupe composé d’hommes et de femmes, tout sourire, prennent la pose le long d’un terrain agricole. Noirci aux quatre coins, le cliché est tout ce qui restait du campement des Gilets jaunes d’Aumetz, détruit dans un incendie dans la nuit du 18 août dernier. Le quatrième en neuf mois. « On l’a retrouvé au milieu des cendres », raconte Michaël, 26 ans, sans aigreur. Il écrase son index sur la vitre, esquisse un sourire : « Les bords ont cramé mais nous, au milieu, on n’a pas bougé. » À l’instar de ses camarades, il y voit un signe : « On lâchera rien, et on vaincra, voilà ce que ça veut dire. » 

Ils sont une quarantaine de militants, ce dimanche après-midi, à s’être retrouvés « au QG » : une bande de terre aux abords du rond-point de la commune d’Aumetz (2 300 habitants), entre la départementale et un champ de blé. À l’ordre du jour, débats et coordination des prochaines actions. Le thermomètre avoisine les 40 degrés. Sous les barnums, attablés autour de bières blondes, les Gilets jaunes se retrouvent avec l’enthousiasme d’un jour de rentrée. Ils sont, selon leurs dires, « le noyau dur » de la région. 

« On attendait ça depuis cinquante ans, vous ne pensiez tout de même pas qu’on allait abandonner si vite ? » s’étonne Josette, 72 ans, ancienne secrétaire très loquace. Avec Véronique, employée en pâtisserie à la retraite, elles poursuivent la mobilisation « pour l’avenir des petits-enfants ». Les siens, Josette les a très peu vus cette année. « Ma fille est gendarme, elle ne comprend pas mon engagement. »

Les profils sont variés : laveur de vitres, éboueur, assistante juridique, étudiante… 

Pour s’en sortir, la plupart travaillent au Luxembourg, dont la frontière se trouve à une dizaine de kilomètres. Le SMIC y est nettement plus élevé (2 070 euros), « le gasoil et les clopes, trois fois moins chers ». « Si on arrive à vivre, c’est grâce au Luxembourg », lâche Michaël, qui a fermé ses comptes bancaires en France – « trop d’agios ». Pour le logement, en revanche, il reste du bon côté de la frontière, ayant dégoté une maisonnette pour un loyer défiant toute concurrence. « Nous, on a de la chance d’être frontaliers, convient Arnaud, 31 ans. Mais pour les autres, ça fout les boules ! Les Français ne demandent pas de rouler en Mercedes, mais simplement de pouvoir vivre de leur travail. On bosse, on se fait chier, et on finit le mois à découvert ! C’est pas normal. » 

Nancy, téléconseillère, confie ne pas avoir de problèmes financiers. Elle s’est engagée dans le mouvement « pour les autres ». Le temps n’a pas altéré sa détermination, ni sa colère. « Rien n’a changé en neuf mois, donc on reste », lâche la quinquagénaire, vêtue d’une élégante robe à fleurs. Comme d’autres ici, elle ne porte plus son gilet jaune de manière systématique : « C’est inutile, il est en moi », justifie-t-elle, mains sur cœur. Et puis, en pleine manifestation, « on préfère ne plus les mettre, parce qu’un gilet jaune, ça attire les forces de l’ordre », ajoute Nathalie, 48 ans. Le 14 juillet dernier, lors de la mobilisation sur les Champs-Élysées, elle n’en a pas eu besoin pour reconnaître ses compagnons de lutte. « Il suffisait d’un regard pour savoir qui était gilet jaune, qui ne l’était pas. »

En ce jour de retrouvailles, le campement reprend des couleurs. Les restes de l’incendie ont été balayés, les enfants jouent au foot au milieu des palettes de bois, et les coups de klaxons des automobilistes alimentent la bonne humeur. En petits groupes, on fait le point sur l’actualité : du « pognon claqué pour le G7 » à « ce foutu CETA », en passant par l’affaire Epstein et « ces histoires de chemtrails ». « Vous ne connaissez pas ? s’indigne Josette, en pointant un doigt vers le ciel. Ces traces blanches qu’on voit, ce ne sont pas celles des avions comme on voudrait nous le faire croire ! C’est des résidus de produits chimiques répandus par des agences gouvernementales », insiste-t-elle, malgré le silence de ses camarades qui, parce que c’est Josette, et parce qu’elle est Gilet jaune, ne lui en tiennent pas rigueur.À Aumetz, pour porter du jaune, nul besoin de penser comme les autres. Chacun peut défendre sa vision particulière du monde et poursuivre ses propres combats, tout en bénéficiant de la bienveillance du groupe. Certains confessent, en baissant instinctivement la voix, voter pour le Rassemblement national. « Ce qu’on cherche à faire ici, explique Bruno, alias Bubu, un cuistot aux airs de pirate, c’est rétablir la vraie démocratie, pour donner l’occasion au moindre péquenaud de France de pouvoir s’exprimer. » Il est 16 heures. Christophe, un soudeur de 56 ans, s’empare du micro relié à une sono qui, depuis deux heures, crache l’intégralité des tubes de Claude François remixés. Il porte un tee-shirt noir sur lequel est inscrit « Casse-couilles et fier de l’être », et une croix de biker en guise de boucle d’oreille. « Bon, je sais pas si c’est l’été ou quoi, mais ces derniers mois ont été très calmes. Cette année, va falloir penser à se rassembler plutôt qu’à se disperser. » Et la foule de répondre en chœur : « Ahou ! Ahou ! Ahou ! » 

Une majorité croit toujours parvenir à « renverser Macron avant la fin de son mandat, et dégager les sénateurs et les parlementaires ». Michaël pense qu’un tel accomplissement passera forcément par la violence. Il ne cache pas y avoir déjà eu recours : « Tu casses une fois, t’as une montée d’adrénaline, Josette, je te jure, tu peux plus t’arrêter ! » La vieille dame acquiesce, bien qu’elle préfère combattre par la force des mots : « Ma montée à moi, je l’ai quand je me dresse face à la BAC et que je leur crie toute la colère que j’ai dans les tripes. » 

Minoritaires, les plus dubitatifs continueront malgré tout cette année de se joindre aux rassemblements chaque fin de semaine. « C’est la solidarité qui nous motive, explique Bubu. On l’avait perdue de vue, tout ce temps-là, en étant autocentrés sur nos petites familles et nos valeurs à la noix. Ici, on mène une guerre du quotidien contre l’individualisme. » Tous opinent de la tête. « On est une famille, et on peut tous compter les uns sur les autres à présent », précise Nathalie. Depuis qu’elle a perdu son permis de conduire à cause d’un excès de vitesse, tous se relaient pour la déposer et venir la récupérer chaque jour sur son lieu de travail. « C’est un besoin d’être ensemble », résume Véronique, la seule mère célibataire du rond-point. 

Le soleil se couche sur le rond-point d’Aumetz, et aucune stratégie n’a encore été élaborée. « On devait préparer un truc, s’excuse Michaël, mais la chaleur, ça nous a assommés. » Ils se rendront ensemble aux prochaines manifestations à Metz, à Nancy et à Paris. Et surtout, ils occuperont leur rond-point, soirs et week-end, pour rester visibles. Car ils savent que dans le cas contraire, ils n’existeront plus. Et tant pis si c’est long : certains ont quitté leur emploi pour rejoindre le mouvement, ils ont tout leur temps : « Que disait Brassens, déjà ? lance Dominique. Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente. » 

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