En quoi le mouvement des Gilets jaunes influence-t-il votre réflexion sur les territoires ?

La crise des Gilets jaunes a mis en lumière quelques mouvements profonds et sous-estimés dans les territoires, mais elle est loin de résumer ce qui s’y passe. Je vois dans ce mouvement des causes immédiates et des causes plus lointaines et profondes. Les premières sont à chercher dans notre structure territoriale, avec ce fait que la distance entre le domicile et le travail s’est beaucoup accrue. L’emploi s’est concentré et l’habitat s’est dispersé.

Pour quelle raison ?

La France a connu depuis deux ou trois décennies un processus de périurbanisation très diffus et très fragmenté, qui a mis beaucoup de gens aux revenus moyens dans des situations quotidiennes difficiles. Je pense à ces grandes nappes suburbaines qui entourent les grandes villes, où la population et les services sont extrêmement atomisés. Chaque commune a voulu construire ses petits lotissements, mal desservis et en deçà de la taille critique pour les services. Les ménages concernés savent prévoir leur budget pour le logement, mais pas pour les transports : ils découvrent qu’il leur faut deux voitures pour emmener les enfants à l’école, faire les courses, se rendre dans des centres de soins ou administratifs – à la différence, par exemple, de l’Allemagne, où les villes petites et moyennes sont plus compactes et où tout le monde vit à proximité immédiate des services. D’où la sensibilité de cette population au coût de l’essence. Cette forme très atomisée de la périurbanisation française est le reflet direct du pouvoir sans partage des maires, y compris dans les plus petites communes, sur l’urbanisation. Elle est coûteuse économiquement, écologiquement, et nous en payons le prix social.

Qu’en est-il des causes plus profondes ?

On assiste à la montée d’une forme globale de ressentiment social. Que s’est-il passé ? Depuis une trentaine d’années, on a pu observer un processus d’homogénéisation (relative, bien sûr) de la société et même du territoire français. Les inégalités entre les régions se sont réduites. Aujourd’hui, le revenu moyen des gens qui vivent hors des métropoles est égal, voire supérieur à celui de ceux qui y vivent, si on tient compte du coût de la vie. L’écart entre urbains et ruraux, villageois et citadins, par exemple, était jadis très fort. Dans mon enfance, c’étaient des mondes séparés, alors qu’aujourd’hui les modes de vie sont très proches. La massification du bac et des études supérieures a aussi joué un rôle important. D’où ce paradoxe : le ressentiment est d’autant plus fort chez ceux qui ont cru en cette grande classe moyenne qui se constituait et qui ont vu de nouvelles fractures se créer, malgré cette apparente continuité.

Pourquoi ce paradoxe ?

La société s’est homogénéisée sans tenir toutes les promesses de cette homogénéisation : on a découvert, par exemple, qu’avoir fait des études supérieures ne suffit pas pour trouver un bon emploi. Nous ne sommes plus dans le monde décrit par ce passage prodigieux de Proust dans La Recherche où il observe les clients de l’hôtel de Balbec en train de dîner pendant que les petites gens et les pêcheurs les regardent de l’extérieur à travers la vitre : c’était une société de classes où il pouvait y avoir de la colère sociale mais pas de ressentiment, car la distance était trop grande entre ces deux mondes, ces deux espèces, celle des riches, comparés par Proust à des poissons bizarres, et les autres. Mais la convergence s’est accompagnée de nouvelles différences. On sous-estime en particulier l’apparition en masse d’une nouvelle catégorie sociale qui a culturellement divergé du reste de la population, celle des cadres (l’électorat de Macron). On comptait un million et demi de cadres il y a trente ans, près de cinq millions à présent. Ça vous change une société. Un divorce culturel est né, en particulier autour des questions écologiques.

Vous discutez dans votre livre les travaux de Christophe Guilluy. En quoi l’opposition entre France urbaine et France périphérique est-elle, selon vous, à nuancer ?

Hier, les inégalités étaient très fortes entre les régions et les territoires. Quand les usines quittaient Paris pour la Normandie ou le Val de Loire durant les Trente Glorieuses, les salaires étaient de 30 à 40 % inférieurs. Ce n’est plus du tout le cas. Prenez la France peu dense et celle des métropoles : les niveaux de revenus, je l’ai déjà dit, sont les mêmes. Les inégalités majeures en France ne sont pas entre les métropoles et les « périphéries » qui seraient délaissées. Elles sont à l’intérieur des villes. Il n’y a pas de contraste plus fort qu’entre les quartiers riches et les quartiers pauvres en Île-de-France, à Marseille ou à Lyon. En nombre, l’écrasante majorité des pauvres se trouvent dans les grandes villes, et d’abord en région parisienne. Guilluy a eu raison de montrer qu’il existait des « petits Blancs » qui vont mal en dehors des métropoles, mais les inégalités les plus fortes sont locales et même microlocales.

Pouvez-vous situer ces réalités ?

Si on regarde la carte de France, on voit qu’il y a une grande zone de crise, de déprise économique et démographique, qui va de la frontière belge au Massif central. Le beau livre de Jean-Paul Kauffmann Remonter la Marne (Fayard, 2013) décrit très bien ces territoires un peu somnambuliques, comme il dit. Mais si on regarde le reste du territoire national, on découvre un étonnant patchwork, où se mêlent des territoires, parfois reculés, qui vont très bien et d’autres, mieux desservis, qui vont mal. Pas facile de comprendre pourquoi des petites villes vont très bien quand leurs voisines immédiates souffrent. En tout cas, le tableau ne se résume absolument pas à l’opposition binaire entre les métropoles, qui ne vont pas toutes bien, et les périphéries, qui ne vont pas toutes mal.

Les métropoles, c’est vrai, ont créé le gros des emplois depuis la crise de 2008. Mais cette croissance est surtout le fait de quelques-unes d’entre elles : Nantes, Rennes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Lyon – cela forme une sorte de U sur la carte. Mais ces villes ont aussi leurs problèmes internes. On a été surpris de la virulence des Gilets jaunes à Bordeaux, mais c’est que le coût de l’immobilier a explosé, rejetant une partie de la population locale vers la périphérie. D’autres métropoles ne vont pas très bien, comme Nice ou Grenoble. Cette dernière, par exemple, est une ville de classe moyenne technologique, avec le centre de recherche du CEA (Commissariat à l’énergie atomique) et la microélectronique, mais connaît en même temps une fracture sociale considérable, dont témoigne l’ensemble de La Villeneuve, l’utopie architecturale post-68 qui a mal tourné.

Vous écrivez que les coupures françaises ne sont pas « d’abord » géographiques… 

Oui, elles sont d’abord culturelles et sociales. Mesurer les inégalités de revenus, de salaire ou de patrimoine est important, mais ce qui compte est la manière dont elles sont vécues subjectivement. La France est un pays où les inégalités ont crû beaucoup moins vite qu’ailleurs. Or les Français pensent qu’elles ont crû davantage. Ce qui nous sépare surtout, c’est l’absence d’un récit commun.

Qu’entendez-vous par récit commun ?

Entre la nouvelle classe des cadres – pas forcement très riches – et les catégories sociales des Gilets jaunes – pas les plus pauvres mais les classes moyennes aux fins de mois difficiles –, il n’y a plus de récit partagé, pas même de récit conflictuel. Pendant les Trente Glorieuses et juste après, notre société était très divisée, mais il existait un récit partagé, celui de la modernisation économique. La grande dispute sociale, animée par les partis de gauche et de droite, portait sur le partage des fruits de la croissance. Cette référence commune a disparu. Et cette disparition a nourri l’aigreur de la discussion à laquelle on assiste. On ne se comprend plus. Ce phénomène est accentué par l’émergence de l’écologie qui s’affirme aujourd’hui comme le discours le plus plausible pour remplacer le récit de la lutte des classes des décennies passées. Aujourd’hui, ceux qui se considèrent comme les perdants du système, les pauvres et les moins riches, sont en plus du mauvais côté dans ce nouveau récit, car ils sont accusés d’être des pollueurs. Un prolo de gauche dans les années 1970, lui, pouvait au moins se considérer comme porteur des valeurs du progrès. Cela ne facilite pas les choses ! Macron et Édouard Philippe ont surestimé la faculté d’acceptation de la taxe carbone ou de la vitesse limitée à 80 km/h. Cette mesure a donné lieu à des discussions étranges, qui ont parfaitement illustré l’étendue du divorce culturel !

Vous parlez de tournant local, qu’entendez-vous par là ?

Je suis frappé par cette forte valorisation du local, qui n’a rien à voir avec le grand sujet de la décentralisation qui occupe la classe politique. Le local n’est plus opposé au central, il est devenu une valeur en soi, y compris dans les métropoles. Dans les restaurants parisiens, on aspire à manger le mouton élevé dans la rue d’à côté ou les carottes cultivées place de l’Hôtel-de-Ville, en oubliant que la capitale n’est plus nourrie par sa périphérie depuis le Moyen Âge ! Les circuits courts sont partout ! Cette tendance est liée à l’importance croissante accordée à l’autonomie, qui devient la valeur numéro 1 chez les jeunes. Face à un global incompréhensible, qui leur échappe, ils veulent maîtriser leur vie et, pour cela, sortir des longues chaînes d’interdépendance dont ils se sentent prisonniers. Le « tournant local », c’est la valorisation de principe, profondément culturelle, de la proximité, perçue comme une valeur en soi, liée à l’autonomie, à la simplicité, la frugalité… Il y a là un aspect très positif qui est de reconnecter des bouts de société, à travers l’alimentation, la culture, l’énergie, la mobilité collaborative, etc. Bien sûr, le problème est que presque tous les sujets de la transition écologique dépassent le local. Par exemple, on parle de recyclage local des déchets. Mais les systèmes locaux sont en crise parce que la Chine refuse maintenant nos déchets. Il faut donc voir comment ces projets peuvent s’agréger au niveau national, européen, mondial. Mais, comme le note aussi le sociologue Bruno Latour, on n’a pas beaucoup d’autres pistes pour engager la transition que de partir du territoire local, vécu ! J’ai pu observer la quantité de projets locaux qui émergent – des initiatives bluffantes, émanant surtout de la société civile. On dit que la France râle, mais elle bouge aussi. 

Mieux valoriser le potentiel des territoires, cela pourrait apaiser les Gilets jaunes ?

Non, pas directement. Les raisons d’apparition du mouvement ne vont pas disparaître. Quand ce genre d’action s’arrête, on a l’impression que la tempête est calmée. En réalité, elle continue de bouillonner, avec un cran supplémentaire franchi dans le ressentiment. Il faut que l’optimisme des uns trouve des points de contact avec le pessimisme des autres ! La cuisine technique du type « taxe carbone aménagée socialement » ne marchera que si nous retrouvons un espace de dialogue réel. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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