L’embarquement se fit sous le regard crispé d’hommes armés et en uniforme. Des policiers ou des militaires, pensa Semhar, qui eut du mal à s’expliquer une telle présence. À ce stade, personne n’aurait pensé à fuir. Tous avaient plutôt hâte de prendre le large, de disparaître des yeux de leurs bourreaux. Il n’était pas rare, en fait, qu’une bande rivale profite de ce moment, quand ce n’était pas en mer, pour s’approprier la marchandise. Pour l’Oncle, que Semhar ne verrait jamais, c’était à la fois une question d’honneur et de crédibilité. S’il laissait faire, à la longue il perdrait un marché lucratif. Pour les candidats au départ, tout était à recommencer. Car il fallait payer à nouveau en trimant pour d’autres maîtres.

Semhar embarqua, poussée par les « Yallah ! Yallah ! » des passeurs. Sa poitrine accueillit une main baladeuse en guise d’adieu. Ils devaient être une cinquantaine dans son groupe. Le zodiac s’enfonça à ras bord dans l’eau, sous le poids des passagers. Tous noirs. Les uns avaient trouvé refuge au fond du canot ; les autres, sur le rebord où ils avaient réussi, en jouant du popotin, à poser une fesse. Ils étaient si collés les uns aux autres qu’ils ne risquaient pas de passer par-dessus bord pendant le déplacement, à moins que l’embarcation ne chavire. Semhar chercha néanmoins à s’assurer un meilleur équilibre en allant placer une main ferme sur la cuisse de Chochana assise à ses côtés. 

Les deux amies finissaient de se poser lorsque des minibus s’amenèrent. À l’arrêt, une grappe d’hommes, de femmes et de gamins hurleurs, des Arabes pour la plupart, en descendirent. Habillés comme pour une croisière, valises à la main, ils furent dirigés vers trois zodiacs restés vides. Dans l’intervalle, deux hommes armés s’installaient à bord des canots déjà remplis, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière. Lorsque tout le monde fut en place, celui qui semblait le chef donna le signal du départ. Les zodiacs démarrèrent dans un déferlement de bruits de moteurs et d’écume, en direction du large. Les embarcations se suivaient à distance respectable, dessinant un seul et long sillage dans l’eau. Les trois avec les Arabes en tête de cortège. Celle de Semhar et de Chochana figurait en sixième position. En quelques minutes, le convoi s’était éloigné de la rive où se tenaient encore les chauffeurs des véhicules, qui avaient aidé à l’embarquement des derniers arrivants. 

Personne ne disait mot. Les visages dégageaient un mélange d’appréhension et de tension, à défaut de soulagement de s’en aller enfin du lieu où ils avaient été séquestrés. Semhar et Chochana non plus ne se parlaient pas. Elles avaient déjà l’esprit tourné vers cet ailleurs où elles espéraient enraciner leurs rêves. Une brise faible leur fouettait le visage, sans réussir à chasser les questions qu’elles se posaient depuis qu’elles avaient aperçu les hors-bord. Elles n’avaient osé, ni l’une ni l’autre, les formuler à haute voix. La traversée se ferait-elle sur ces frêles embarcations ? Et si le moteur tombait en panne ? Y aurait-il assez d’essence pour arriver jusqu’en Europe ? Et s’ils rencontraient une tempête en route ? En Méditerranée, le vent peut se lever sans crier gare, grossissant les eaux en un éclair. Une fille qui en avait fait l’amère expérience avait raconté son histoire à Semhar. Après trois jours de dérive, accrochés à l’épave de leur bateau, les naufragés avaient été secourus en haute mer par des gardes-côtes italiens qui les avaient refilés à leurs collègues libyens. Retour à la case départ. 

Chochana fut prise d’un sentiment soudain de vide. Voir le canot creuser la distance avec le continent africain la remplit de mélancolie. Sa décision de partir avait été longuement mûrie pourtant. Ça lui avait pris du temps pour accepter l’idée que la terre matricielle ne pouvait plus la nourrir. Qu’elle n’y avait pas d’avenir. Elle avait tant rêvé de ce départ. Elle s’était battue, avait surmonté mille tourments, affronté vents et marées. Maintenant qu’elle était en passe de concrétiser son rêve, elle eut envie de pleurer. Ça l’avait prise d’un coup. Pas seulement parce qu’elle laissait son cadet derrière elle, sans savoir ce qu’il adviendrait de lui. Plus que vers l’inconnu, elle avait l’impression d’être une bannie en partance pour l’exil. Sans aucune possibilité de retour. Là-bas, elle le savait, il lui faudrait apprendre à raser les murs, à vivre dans la clandestinité des années durant avant d’être régularisée et de pouvoir retourner au pays. « Comment chanterions-nous l’hymne de l’Éternel en terre étrangère ? » récita-t-elle en silence. Et si l’un des siens disparaissait dans ce laps de temps, elle ne pourrait pas rentrer pour le porter en terre. Réciter le kaddish des endeuillés pour le repos de son âme. D’où l’envie de pleurer, comme elle le faisait enfant, en allant s’asseoir seule sur le bord du fleuve, avant que celui-ci ne soit mort. Et là, elle laissait le cours de l’eau charrier son chagrin du moment. Elle fit un effort immense pour se maîtriser. Elle regarda le zodiac tracer, le nez en l’air, son chemin à travers les vagues légères qui se pressaient à sa rencontre.  

Mur Méditerranée
© Sabine Wespieser, 2019

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