Nous sommes en 1924, au Tibet. Au terme d’un voyage de plus de quatorze années en Asie, l’orientaliste française Alexandra David-Néel, déguisée en mendiante tibétaine et accompagnée du jeune Aphur Yongden, accomplit à 56 ans l’exploit qui la rendra célèbre dans le monde entier : celui d’être la première Occidentale à entrer dans Lhassa, la capitale du Tibet, alors interdite aux étrangers.

Elle se souviendra avec humour de la façon dont elle a déjoué la surveillance. « “On ne passe pas ici !”, comme si la terre n’appartenait pas à tous les hommes. À deux reprises, ils me l’avaient dit, à moi... Je riais, maintenant toute seule dans la nuit, au milieu de la brousse. “On ne passe pas ! Vraiment ?” Une femme passerait, une Parisienne. »

À la fin du XIXe siècle, le Tibet fait partie des dernières terres inexplorées de la planète. À une altitude démesurée où le manque d’oxygène exacerbe les perceptions, au cœur de solitudes herbeuses et d’immenses étendues minérales, des hommes vivent, commercent et surtout prient. Au seuil du plateau tibétain, l’Himalaya est depuis des temps immémoriaux le siège des dieux, des démons et des fées. Les hindous en ont fait la demeure de Shiva, les bouddhistes l’ont peuplé d’une multitude de divinités paisibles ou courroucées, et tous font du mont Kailash le centre du monde, liant ainsi la montagne au cosmos. 

Cette barrière naturelle, loin d’être une frontière infranchissable, fut et reste un lieu de passage, un véritable carrefour où se croisent caravaniers, nomades et paysans, guerriers et pèlerins, artistes et maîtres spirituels. 

À partir du VIIe siècle, le bouddhisme a disparu progressivement de l’Inde, où il était né, pour essaimer partout en Asie. Au nord, il s’est propagé à travers le « Toit du monde » jusqu’aux hauts plateaux tibétains. En 1911, Alexandra David-Néel, devenue bouddhiste, empruntera ce même chemin. 

La future exploratrice aime à dire que c’est au musée Guimet, fondé en 1889, que sa vocation est née. Émile Guimet y organise des cérémonies et rituels bouddhiques. Le Tibet est à la mode. Dans toute l’Europe on le mythifie, les séances de spiritisme et les publications de la Société théosophique participent à cette aura de mystère qui enveloppe tout ce qui vient de l’Orient et, en particulier, des maîtres tibétains. 

La quête spirituelle d’Alexandra aux Indes la mène dans le petit royaume  himalayen du Sikkim où un événement fondateur va transformer sa vie. Elle fait la connaissance du gomchen – le supérieur du monastère – de Lachen, un maître réputé pour ses nombreuses années de méditation en solitaire qui lui ont permis d’atteindre des stades élevés d’éveil de la conscience. Le bouddhisme tibétain, aussi appelé bouddhisme tantrique, est basé sur des enseignements secrets qui ne peuvent être divulgués que par des maîtres « réalisés ». L’orientaliste va devenir sa disciple et faire retraite à ses côtés durant deux ans dans une caverne perchée à 4 000 mètres d’altitude.

À l’époque, le Sikkim est sous protectorat du vaste empire des Indes. C’est le contexte du Grand Jeu : la rivalité entre l’Angleterre, la Russie et la Chine pour le contrôle des routes commerciales qui sillonnent cette partie de l’Asie est intense. Sur le Toit du monde se côtoient espions, diplomates et armées. Un traité de neutralité signé en 1904 entre les Britanniques et le gouvernement tibétain a interdit l’accès à Lhassa, la « Rome lamaïste », et au Tibet central pourtant déjà parcouru par de nombreux missionnaires. Cette fermeture contribue à véhiculer l’idée d’un Himalaya infranchissable, au-delà duquel s’étend un Tibet mystérieux, et enflamme l’imaginaire des quelques intrépides explorateurs qui oseront s’aventurer et seront arrêtés avant de pouvoir atteindre leur but. Presque tous sauf… Alexandra David-Néel. Anarchiste féministe dans sa jeunesse, elle brisera l’interdit en franchissant à deux reprises le col menant du Sikkim au Tibet, qui l’attire comme un aimant dès le premier regard. « Je reste ensorcelée, j’ai été au bord d’un mystère », écrira-t-elle à son mari.

Transformée par l’expérience mystique vécue auprès de son maître, expulsée pour avoir refusé de se plier aux ordres des Anglais, elle va se lancer dans une longue pérégrination qui s’apparente à un cheminement spirituel, une lente transformation. Témoignant d’une force morale qui lui permettra de transcender toutes sortes d’épreuves, elle va vivre en osmose avec le Tibet et ses habitants, jusqu’à atteindre son but, devenu une obsession : Lhassa !

Cet exploit satisfera aussi sa volonté de devenir écrivain. Avec sa connaissance du bouddhisme tibétain, elle publiera essais, romans et récits, autant d’ouvrages de référence, toujours source d’inspiration pour les voyageurs d’aujourd’hui, aventuriers d’un autre type, dans un Tibet qui n’a plus rien de mystérieux. 

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