À travers les sables mous qui croulaient sous les pieds des chameaux, nous entrions sans bruit au royaume du vide et du silence. On enfonçait peu à peu dans l’épaisseur du silence. Un silence qui n’était pas un arrêt, ou une attente, ou un passage, mais un ordre essentiel, définitif, la somme de multiples silences établis en larges cercles concentriques, d’horizon en horizon, sur une immensité vide. Après ce silence et ce vide, on pressentait d’autres vides et d’autres silences. C’était comme si cela ne devait jamais finir. C’était toute une nouvelle forme d’existence qui commençait, dans une nouvelle forme d’univers.

Au-delà des surfaces aperçues, la conscience de surfaces invisibles, la notion de grandeur comptent pour beaucoup dans la beauté d’un désert et dans l’émotion qu’un voyageur en peut ressentir. Ce désert-là semblait infini.

Aux flancs des dunes croissaient encore quelques aigrettes de sbat, qu’on appelle aussi drinn ou alfa, d’une fraîcheur inattendue, comme ces éventails d’herbes trop vertes que l’on voit sur le papier jaune et soyeux des estampes japonaises.

Bientôt, le paysage s’aplatit. Les chameaux dédaignèrent le had demi-mort qui, de loin en loin, bosselait le sable. Pourtant son feuillage gras et piquant, salé, qui ressemble à des touffes de bruyère vert pâle, est une de leurs nourritures préférées. Mais ce had-là, sec et tout rabougri, n’offrait plus que des branches ligneuses au feu des caravaniers.

On ne rencontrait personne ; on n’entendait rien.

 

Les Kel-Araouane se tenaient à l’écart. Khouirou, en arrière, surveillait les nouveaux convoyeurs.

Cette première journée nous parut longue : neuf heures trente de marche au pas. 

À midi, je proposai une halte pour faire le thé et, comme disait Khouirou, casser « une » croûte. Les Kel-Araouane s’étonnèrent. Ils devaient se hâter pour rejoindre avant la nuit leur convoi parti de bonne heure.

– Qu’ils aillent en avant, nous prendrons leurs traces pour les rattraper !

Cependant, ils mirent pied à terre.

– Avant que ton eau soit chaude, dit Moulay, le vent aura peut-être effacé nos traces et tu seras perdue.

– Mais il n’y a pas de vent.

– Non, il n’y a pas de vent, l’hamdoulillah ! Le vent soufflera à l’heure fixée que tu ignores, ce soir, ou demain, ou peut-être tout de suite, Dieu seul connaît !

C’était à présent que le dôkhn allait prendre toute sa valeur. Khouirou en délaya une pleine cuvette. On y puisait, à grandes gorgées, la vivacité du piment, le réconfort de la farine, du fromage et du sucre. En cinq minutes, on était nourri et désaltéré. Un biscuit de takoula compléta le déjeuner.

Remonté à chameau, Moulay tendit le bras :

– Si tu pars d’ici vers le nord, ou vers le soleil levant, ou le couchant, tu peux marcher dix jours sans rien trouver que du sable pareil à celui-ci. Ne compte pas sur les traces marquées sur du sable, ne perds jamais de vue les gens de l’azalaï et n’oublie pas qu’eux-mêmes, le vent de sable peut les cacher à tes yeux.

La nuit tombe sur les dunes. Au milieu des sables, deux petits bivouacs abrités par des murettes de bagages : celui des Kel-Araouane, celui des Nazaréennes [les chrétiennes, Odette et son amie Marion]. Deux maigres feux de racines sous deux marmites pleines de riz et de tichtar. Il fait froid, mais le vent n’est pas encore revenu. On ne dressera pas la guitoune et les deux bivouacs resteront semblables. Rien ne les distinguera sur l’égalité du désert uniforme lorsque, chacun dans un trou de sable, nous dormirons enfin, enfouis dans un burnous, une couverture de peaux, un morceau de vieille tente.

Comment Moulay et ses compagnons ont-ils retrouvé leur convoi dont ils n’ont même pas recoupé les traces ? Par le repère d’une petite dune au profil indécis, pour nous pareille aux autres ; par la succession de vallées à peine creuses ; par la fuite du soleil, par la première étoile ; par cet instinct des nomades qui mènera l’azalaï vers Taoudeni, tout droit, cet instinct qui, aux siècles obscurs de leur histoire, mena leurs ancêtres, par des puits inconnus, au fond du Sahara.

Le guépard s’est glissé en ronronnant sous ma couverture et pèse, lourd et chaud, contre mon épaule. 

Les chameaux baraqués, genoux pliés par les entraves de paille tordue, ruminent ou dorment près de nous.

Il n’y a plus, au seuil d’un long voyage, que le repos fraternel des bêtes et des gens, les rêves, les respirs et le grand silence entre le sable nu et le ciel étoilé. 

 

Le Sel du désert

© Phébus, 2001

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !