Nous étions à deux pas de la berge. Avant de glisser sur le talus, je regardai en arrière. Personne. Les faisceaux lumineux se baladaient encore du côté des tentes. Le temps de me retourner et je butai sur Lucho pour atterrir en contrebas, sur la plage de sable fin où nous allions tous les jours faire notre toilette. Il ne pleuvait presque plus. Notre bruit ne serait plus couvert par l’averse. Sans réfléchir une seconde de plus, nous nous jetâmes dans l’eau comme du bétail pris de panique. J’essayai de garder le contrôle de mes mouvements, mais très vite je fus happée par le courant.

– Il faut traverser, vite, vite !

Lucho semblait partir à la dérive, entraîné vers le segment de rivière qui desservait le cantonnement d’Enrique. Je nageais d’un bras, en tenant Lucho par les bretelles de son sac à dos de l’autre. Nous étions emportés par plus puissant que nous, tétanisés de peur, et cherchions, tout au plus, à ne pas nous noyer.

Le courant nous aida. Nous fûmes aspirés sur la gauche, dans l’autre bras de l’affluent, vers une courbe où l’eau prenait de la vitesse. Je perdis de vue les tentes de la guérilla et eus, un instant, la sensation que c’était possible. Nous nous éloignâmes en nous enfonçant dans les tiédeurs des eaux amazoniennes. Le caño se refermait sur lui-même, chaque fois plus étroit, touffu, sombre, feutré, comme un tunnel.

– Il faut sortir du caño, il faut sortir de l’eau, ne cessais-je de répéter à Lucho.

Nous prîmes pied, laborieusement, sur un lit de feuilles épaisses, nous ouvrant un passage entre les ronces et les fougères.

« C’est parfait. Pas de traces », pensai-je pour moi-même.

Je savais instinctivement dans quelle direction marcher.

– C’est par ici, dis-je à Lucho qui hésitait. 

Nous nous enfoncions dans une végétation de plus en plus dense et haute. Nous découvrîmes, au-delà d’un mur de jeunes arbustes aux ronces affûtées, une clairière de mousse. Je m’y jetai dans l’espoir de diminuer la résistance de la végétation pour avancer plus vite, mais je tombai dans une énorme fosse que la mousse couvrait comme un filet tendu au-dessus d’une trappe. La fosse était profonde, la mousse m’arrivait au cou et je ne voyais rien de ce qu’il y avait en dessous. J’imaginai que toutes sortes de monstres devaient y habiter, à l’affût d’une proie qui leur tomberait dans la gueule comme je venais de le faire. Prise de panique, j’essayai de sortir de là, mais mes mouvements étaient maladroits et inefficaces. Lucho se laissa tomber dans le même fossé et me tranquillisa.

– Ne t’inquiète pas, ce n’est rien. Continue à marcher, on va s’en tirer.

Un peu plus loin, les branches d’un arbre nous permirent de nous hisser au-dehors. Je voulais courir. Je sentais que les gardes étaient à nos trousses et je m’attendais à les voir jaillir d’entre les broussailles pour nous tomber dessus.

D’un coup, la végétation changea. Nous abandonnions les arbustes de ronces et d’épines pour pénétrer dans la mangrove. Je vis le miroir de l’eau briller à travers les racines des palétuviers. Une plage de sable gris faisait antichambre à l’épanchement du fleuve. Une dernière ligne d’arbres, en partie immergée et qu’il nous faudrait atteindre à la nage, et, plus loin, l’immense surface argentée qui semblait nous attendre.

– Nous y sommes ! dis-je à Lucho, sans savoir si je me sentais soulagée ou si, au contraire, la perspective de l’épreuve qui nous attendait me terrorisait. 

J’étais hypnotisée. Cette eau qui courait rapidement devant nous, c’était la liberté.

De nouveau, je regardai en arrière. Pas de mouvements, pas de bruits, excepté mon cœur qui cognait bruyamment contre ma poitrine.

Nous nous aventurâmes prudemment dans l’eau jusqu’à hauteur de poitrine. Nous sortîmes nos cordes. Je fis consciencieusement les gestes que je connaissais par cœur pour m’être exercée quotidiennement durant les longs mois de notre attente. Chaque nœud avait une raison d’être. Il nous fallait être solidement attachés l’un à l’autre. Lucho avait du mal à tenir en équilibre dans l’eau. 

– Ne t’inquiète pas, une fois que nous serons en train de nager, tu pourras te stabiliser. 

Nous étions prêts. Nous nous prîmes par la main pour avancer jusqu’à perdre pied. On se laissa flotter, en pédalant doucement jusqu’à la dernière ligne d’arbres. Devant nous, le fleuve s’ouvrait grandiose sous la voûte des cieux. La lune immense éclairait comme un soleil d’argent. J’eus conscience qu’un courant puissant allait nous aspirer. Il n’y avait pas de marche arrière possible. 

– Attention, ça risque d’aller vite, dis-je à Lucho.

En une seconde, une fois la barrière végétale franchie, nous nous trouvâmes propulsés à toute allure au milieu du fleuve. La rive défila à grande vitesse devant nos yeux. Je vis s’éloigner l’embarcadère de la guérilla, et je fus envahie par une sensation de plénitude, aussi vaste que l’horizon que nous venions de retrouver.

Le fleuve entama un virage, l’embarcadère disparut pour de bon. Il n’y avait plus rien derrière nous, nous étions seuls, la nature avait conspiré en notre faveur, mettant sa force au service de notre fuite. Je me sentais protégée.

– Nous sommes libres ! criai-je de toute la force de mes poumons.

– Nous sommes libres ! hurlait Lucho en riant les yeux dans les étoiles. 

Extrait de Même le silence a une fin © Éditions Gallimard, 2010

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