En sept ans, l’Amazonie brésilienne a perdu 50 000 kilomètres carrés de forêt, l’équivalent de dix départements français, et le rythme s’accélère. Le président Jair Bolsonaro, aux affaires depuis janvier 2019, est un climatosceptique assumé, ami de l’agrobusiness. Pour l’une des premières fois de son histoire, le Brésil possède un gouvernement ouvertement en guerre contre la forêt et ses défenseurs.

Il y a quelques années, lorsqu’on demandait aux défenseurs de l’Amazonie comment elle allait, ils répondaient que les choses s’amélioraient un peu. La déforestation avait certes dévoré 5 000 kilomètres carrés en 2012, mais c’était le chiffre le plus bas depuis le début des mesures, en 1988. À l’époque, Rio accueillait le sommet de la Terre et la présidente Dilma Rousseff voulait faire de son pays le champion de « l’économie verte ». Sans forcément tenir ses promesses, le Brésil semblait rêver d’un avenir durable pour l’Amazonie. Mais avec le processus de destitution de Dilma Rousseff et la prise de pouvoir par la droite, le rêve, qui pouvait paraître accessible, a tourné au cauchemar. 

Malgré tout, ceux qui s’efforcent sans relâche de préserver l’Amazonie n’ont pas dit leur dernier mot : les scientifiques d’abord, qui ont mis en évidence une « rivière volante », masse de vapeur d’eau émise par la forêt dont dépendent en grande partie les précipitations du cône Sud (la partie du continent américain située au sud du tropique du Cancer) ; les Amérindiens des réserves ensuite, qui défendent leurs immenses territoires avec des outils de la modernité ; et, enfin, des agriculteurs d’un genre nouveau, qui remettent en culture des terres épuisées avec un indéniable succès économique. Démonstration en trois reportages. 

Amazonas : des Prix Nobel au cœur de la forêt

À plus de 3 500 kilomètres de l’embouchure du fleuve Amazone, la ville de Manaos, capitale de l’État brésilien d’Amazonas, trône du haut de sa gloire passée. Son architecture néobaroque rappelle son immense richesse du temps où elle était le centre mondial du caoutchouc. Nichés au cœur d’une véritable forêt urbaine où prospèrent tortues, paresseux, oiseaux et singes, les bâtiments de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) nous accueillent dans un vrombissement de climatiseurs attaqués par la corrosion.

Au milieu de montagnes de livres et de rapports tachés par l’humidité, le biologiste américain Philip Fearnside, Prix Nobel en 2007 avec le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), ne cache pas son inquiétude : « Bolsonaro nie le réchauffement climatique et la science en général. S’il tient ses promesses, l’Amazonie risque de devenir une savane et les répercussions sur le climat affecteront l’ensemble de la planète. » De fait, le nouveau président brésilien s’est choisi un ministre de l’Environnement qui dit avoir « plus à défaire qu’à faire » puisque, à ses yeux, c’est un excès de lois environnementales qui freine le développement du pays. 

Personne ne connaît mieux que les chercheurs de l’INPA le rôle climatique fondamental de la forêt amazonienne. Avec l’institut Max-Planck de Mayence, l’INPA est à l’origine de la tour ATTO (Amazon Tall Tower Observatory), plus connue sous le nom de « Sentinelle de la forêt ». Pour découvrir cette tour Eiffel improbable dressée dans l’un des endroits les plus reculés de l’Amazonie, nous aurons pour guide un autre Prix Nobel du GIEC, Paulo Artaxo, de l’université de São Paulo. Depuis Manaos, il faut une demi-journée en voiture, puis en bateau, pour atteindre cette tour de 325 mètres de haut, éloignée de toute activité humaine. Tandis que nous gravissons l’édifice rouge et blanc, nous contemplons un vol d’aras au-dessus de la canopée qui s’étend à perte de vue dans toutes les directions. « C’est le seul endroit de la planète où l’air est aussi pur qu’il y a 250 ans, avant l’ère industrielle », explique le scientifique.

Cette pureté de l’atmosphère permet d’étudier précisément les interactions entre la forêt et le climat. Les capteurs et les appareils d’analyse installés sur la tour ont permis d’identifier des particules émises par les arbres et de prouver que la forêt, non seulement émet de la vapeur d’eau, mais envoie dans les airs les « noyaux » indispensables à la formation des nuages. Une immense rivière volante, plus massive que le fleuve Amazone lui-même, s’élève ainsi dans le ciel et s’élance vers le sud, au débit fou de 200 000 mètres cubes par seconde, pour fournir 70 % de l’eau qui arrose les principales zones agricoles et économiques du Brésil et de l’Argentine.

Et cette découverte vertigineuse ne représente qu’un début. Il reste beaucoup d’études à mener sur cet écosystème complexe et mystérieux.

Sentinelle au milieu de l’immensité verte, la tour ATTO prouve chaque jour le rôle essentiel de la forêt pour le Brésil et pour le climat mondial. Mais combien de temps continuera-t-elle à veiller ? Le gouvernement Bolsonaro vient de geler 42 % des budgets de la recherche.

Pour Paulo Artaxo, le seul espoir réside paradoxalement dans l’agrobusiness : « C’est un secteur divisé en deux : une partie, plus moderne, comprend la nécessité de protéger la nature pour préserver la rentabilité de son activité dans le futur. Mais il y a aussi une faction plus prédatrice, qui voit à court terme et veut exploiter de plus en plus vite, quel que soit le degré de destruction qu’elle peut causer. Nous espérons que la première gagnera la bataille. »

Terre indigène du Xingu : Des Indiens contre les bulldozers  

Quand on aborde par avion la réserve indigène du Xingu, dans le centre du Brésil, on est d’abord impressionné par son immensité : une forêt de la taille de la Belgique, totalement préservée. Mais aux limites de la réserve, quel contraste ! Les pâturages et les champs de soja s’étalent à l’infini. Ici, dans l’État du Mato Grosso, les effets de la déforestation se voient à l’œil nu.

La petite ville de Canarana, fondée en 1975, est un point d’observation privilégié. D’un côté, les grands intérêts agricoles ; de l’autre, la plus grande réserve indigène du monde (plus de deux millions et demi d’hectares), qui regroupe 5 000 Amérindiens de seize ethnies différentes. Ici, la forêt est aussi dense, riche, impénétrable qu’avant l’arrivée des Européens au XVIe siècle. Seuls quelques villages en rond, parsemés le long des méandres du fleuve, laissent deviner la présence des Amérindiens. 

 « Les meilleurs indicateurs forestiers se trouvent là où vivent soit des communautés d’autochtones, soit des Ribeirinhos (populations des bords de fleuve), soit des Quilombolas (descendants d’esclaves fugitifs au XIXe siècle) », expose Paulo Junqueira, le responsable du programme Xingu au sein de l’ISA (Institut socio-environnemental), une organisation de la société civile.

Loin de reconnaître leur rôle bénéfique, Jair Bolsonaro a fait de ces populations l’une des principales cibles de sa politique. Les Amérindiens peuvent certes compter au parlement de Brasilia sur un front pro-Indiens composé de 219 députés (sur 513) et de 29 sénateurs (sur 81) ; et leurs droits à la terre, aux coutumes, langues et traditions sont protégés par la Constitution de 1988. Mais la réalité est plus sombre. « Aujourd’hui, l’État brésilien lui-même est la plus grande menace pour l’environnement et pour les peuples autochtones », dénonce Sônia Guajajara, un des porte-parole des Amérindiens, candidate en 2018 à la vice-présidence du Brésil. Le président Bolsonaro n’a pas hésité à accuser les Indiens d’être des latifundiaires (de gros propriétaires terriens), car ils représentent 1 % de la population et ont l’usufruit de 13 % du territoire. « Il devrait plutôt regarder du côté de ses protégés de l’agroalimentaire, réplique Sônia Guajajara. Ils sont 1 % et possèdent 46 % des terres privées du pays ! Notre territoire à nous est à usage collectif. Ces terres sont une garantie de vie. L’eau propre, l’air pur, c’est nous qui les garantissons. Ces zones assurent l’équilibre climatique, le cycle de la pluie, qui profite à toute l’humanité, y compris ceux qui défendent l’agroalimentaire et en vivent. Leurs plantations ne pourraient pas survivre sans eau. »

Comme dans toute l’Amazonie, la déforestation dans le parc du Xingu a explosé depuis l’investiture de Bolsonaro : début 2019, en deux mois, 8 500 hectares de forêt ont disparu, pour devenir des pâturages et des routes illégales. Soit 54 % de plus que sur la même période un an plus tôt. « Il nous paraît évident que les élections ont fonctionné comme un permis de déboiser », regrette Ricardo Abad, ingénieur forestier et responsable du traitement de données sur la déforestation au Xingu.

Pour localiser les zones de déforestation, l’équipe de surveillance peut compter sur une centaine d’Amérindiens, équipés de téléphones portables et d’un GPS. Ces habitants du Xingu arpentent la région qu’ils connaissent mieux que personne et signalent aux autorités la présence illégale de bûcherons et d’orpailleurs. Mais vers qui peuvent-ils se tourner aujourd’hui pour les défendre face aux bulldozers, aux jerricans d’essence et aux armes des défricheurs ?

Face à l’urgence, le légendaire chef Raoni a quitté sa réserve du Xingu pour alerter, entre autres, Emmanuel Macron et le pape François. Comme les 600 scientifiques européens qui ont signé le manifeste paru en avril dans la revue Science, il appelle les Européens à choisir leur camp : réprouver la politique pro-déforestation, ou assumer d’être complices d’une destruction peut-être irréversible.

État du Pará : quand la forêt renaît au milieu de l’apocalypse

Si l’on suit les méandres du fleuve Xingu vers le nord, on finit par quitter la réserve pour rejoindre l’immense fleuve Amazone, dans l’État du Pará. Deux fois plus vaste que la France, il abrite la plus grande partie de l’Amazonie orientale. Pourtant, dans ce « Far East », il faut faire bien des kilomètres en voiture pour trouver une zone de forêt vierge. Car le Pará est aussi un des champions de la déforestation, au profit de l’agriculture et de l’élevage.

Sauf que, malgré la végétation luxuriante qui le surplombe, le sol amazonien est chimiquement pauvre. Sa régénération dépend étroitement de l’écosystème forestier, comme l’explique André Rocha, agronome pour le Mouvement des sans-terre (MST) du Pará : « Les nutriments sont stockés dans la biomasse forestière, dans les feuilles et les fruits. Quand ils tombent, ces nutriments sont rapidement réabsorbés par les plantes. » Mais si la forêt est détruite ou brûlée, les pluies tropicales intenses propres à la région lessivent les sols, qui se dégradent à grande vitesse. Sans la forêt, les champs s’épuisent très vite : après quelques années d’exploitation intensive, ils sont abandonnés et de nouveaux pans de forêt vierge sont défrichés. On compte ainsi 10 millions d’hectares délaissés dans toute l’Amazonie brésilienne, trop appauvris pour intéresser l’agrobusiness, trop affaiblis pour redevenir une forêt.

Or c’est justement dans ce paysage désolé que se développent des projets agricoles qui sont à l’opposé des grandes monocultures industrielles. L’idée de cette « agroforesterie », c’est de « copier » la forêt. Sur une parcelle, jusqu’à dix espèces poussent en même temps : de petites plantes au sol, des arbustes à mi-hauteur puis de grands arbres se partagent un même espace. Pour André Rocha, l’agroforesterie est la meilleure technique pour régénérer la forêt tout en menant une activité agricole : « C’est une vision de long terme. On évite l’érosion et on augmente la fertilité dans le temps. » Des petits agriculteurs cultivent parfois plus d’une centaine de plantes différentes sur une même exploitation. 

Mais l’agroforesterie n’est pas seulement le fait d’une poignée de paysans antisystème. À Tomé-Açu, dans le cœur déboisé du Pará, un petit paradis s’est discrètement construit au fil des ans. Lorsqu’on s’approche, le contraste est sans appel : les champs s’arrêtent net pour laisser place à la luxuriance de la forêt. Nous garons la voiture pour prendre une photo de ce double visage de l’Amazonie. Oswaldo Kato, agronome pour l’Embrapa (équivalent de l’INRA brésilien), a le sourire : « Le morceau de forêt que vous prenez en photo, c’est justement l’exploitation agricole où je vous emmène. » La coopérative CAMTA, qu’il suit depuis des années, a fait des miracles. Ici, sur les 7 000 hectares qu’exploitent 130 familles, la biodiversité a retrouvé sa place. Les espèces se croisent et s’enrichissent les unes les autres : des poivriers au sol, des plants de cacao à hauteur d’homme, qui s’épanouissent à l’ombre de palmiers açaï (dont les baies ultra-énergétiques sont recherchées mondialement). Au-delà s’élèvent de majestueux arbres de la forêt tropicale tels que le noyer d’Amazonie ou l’ipé.

« Ici on ne fait que reproduire les cycles de la forêt mais de manière ordonnée », nous confie Oswaldo Kato. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires de CAMTA approche les 18 millions d’euros et a permis la création de 10 000 emplois directs ou indirects. La pulpe de fruits, les huiles et le beurre de cacao à haute valeur ajoutée, qui sortent de leur usine prouvent non seulement qu’une agriculture durable est possible en Amazonie mais aussi qu’elle peut être extrêmement rentable. Les voisins de la coopérative ont copié son exemple et ce sont aujourd’hui 20 000 hectares anciennement déboisés qui sont redevenus des forêts productives.

Et si cette agriculture durable se développait dans toute l’Amazonie ? Et si les 10 millions d’hectares laissés à l’abandon redevenaient une forêt ? Des milliers d’Amazoniens tentent de bâtir un rêve, pour eux-mêmes mais aussi pour le reste du monde. Continuer à consommer du soja brésilien, du bœuf nourri de ce soja ou acheter des meubles en bois exotique aux labels ambigus, tout cela revient à fouler aux pieds ce rêve. Dans ce contexte, ne rien faire, c’est laisser faire. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !