La mémoire prend souvent des chemins étranges. Alors que je réfléchis à un texte sur les personnes âgées, je me souviens subitement d’une si belle image : grâce à une porte entrouverte, j’ai pu apercevoir fugitivement deux octogénaires s’embrasser. J’allais rendre visite à ma grand-mère dans sa maison de retraite et, à chaque fois, je ressentais cela comme une immense désolation. Pourtant, ma grand-mère était d’une pudeur extraordinaire, accueillant mes visites avec un long sourire, de bout en bout, alors que je la soupçonnais de reprendre une mine éteinte dès mon départ. Elle me remerciait de mes passages, et je repartais toujours le cœur lourd de la savoir ici. Il m’arrivait aussi de ressentir, dans l’étendue de nos émotions médiocres, une satisfaction d’avoir accompli mon rôle de petit-fils bienveillant. Absurde et dérisoire. Que valait ma petite visite au royaume de l’ennui et de la dégradation ? Tous ces moments qui me poignardaient en comparaison du passé où ma grand-mère, pleine de vie et d’énergie, égayait mes vacances d’été. Il n’y avait plus rien de tout ça maintenant. On assistait à la représentation d’une vie sans enjeu. Que peut-on attendre à cet âge-là ? Qu’est-ce qui peut nous exciter ? Espère-t-on encore rencontrer quelqu’un de charmant et de follement drôle ? 

Ma grand-mère était perdue dans la foule des futures ombres, parmi les passagers identiques de ce temps étroit. On croisait toujours les mêmes personnes, et parfois l’une d’entre elles manquait à l’appel. Il n’y avait rien à dire, et peut-être se disait-on que le jour de notre disparition, à notre tour, nous ne ferions pas de vagues. « La seule attitude judicieuse consiste à s’accommoder de l’état des choses », écrivait Kafka. C’était donc ça, l’état des choses. Je m’y accommodais comme je pouvais, me révoltant ici ou là contre les menus désolants ou la décoration pathétique du lieu. La beauté devrait être le décor ultime de toute vie. Et même : seule la beauté devrait avoir le privilège d’annoncer la fin de vie. Tout comme dans Mort à Venise où Visconti choisit de mettre en exergue ces vers d’August von Platen : « Celui dont les yeux ont vu la Beauté / à la mort dès lors est prédestiné. » Ainsi, cela devrait être une condition sine qua non des dernières années, partir au rivage du beau et du sensuel. Je vais bientôt revenir à ce couple qui s’embrasse, car c’est l’image que je conserve de la vieillesse. Mais je me souviens qu’à chaque fois que je quittais la maison de retraite, je me sentais assoiffé de vie. Je voulais savourer davantage chaque instant, conquérir l’univers des sensations dans une boulimie du cœur. Qu’en était-il du désir ou de l’envie chez les personnes âgées ? 

Cette question m’a toujours obsédé. J’y pense probablement en me projetant. Existe-t-il ce jour où le désir meurt ? La Bête qui meurt, comme dirait Philip Roth. Après Kafka et Platen, cela fait trois auteurs que je cite. Ce n’est pourtant pas dans mes habitudes littéraires ; je n’aime pas l’idée qu’on puisse imaginer que je saupoudre ici ou là mes mots de preuves de ma culture. Quelle angoisse. Mais je n’y peux rien si le sujet me propulse vers les admirations. Vers la grandeur. Revenons encore vers cette sensualité. La date de péremption de cette sensualité. Mince, je sens que je vais encore citer quelqu’un : Romain Gary, et son Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. La fin de la possibilité sexuelle. Comment vit-on dans la mort de plaire ? Et je reviens donc à cette porte légèrement entrouverte, qui me permit de voir dans une chambre ce couple s’embrasser. Qui étaient-ils ? Une union illégitime ? Des veufs ? Un coup d’un soir ? 

Je voulais en savoir plus. J’avais été saisi par la douceur de cette image, et de leurs caresses. Je repensais au livre de Kawabata (oui, je cite carrément un Prix Nobel maintenant) Les Belles endormies, où de vieux messieurs dormaient à côté de jeunes filles pour vivre ainsi leurs dernières années dans l’extase de la sensualité. Il n’y a jamais de fin à l’espoir d’une caresse. Plus tard, j’ai appris que mes inconnus de la chambre entrouverte étaient tous les deux veufs, mais ne s’étaient pas rencontrés ici : ils s’étaient connus dans leur jeunesse, dans le Paris des années trente. Incroyable folie du hasard qui les avait fait se retrouver, à l’aube de la mort, pour revivre leur passé avorté par le destin. À chaque fois que je les observais, je sentais bien qu’ils voulaient cacher leur passion aux yeux des autres, pour ne pas l’abîmer par les commentaires peut-être, ou sûrement pour jouer aux amants secrets. Tiens, le mot amant me fait penser aux « amants du Lutetia », ce couple d’octogénaires qui s’est donné la mort, main dans la main, dans un palace parisien. Quitter la vie ainsi, en se donnant la main ; se dire qu’au-delà de cette limite l’amour peut continuer encore. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !