Connecter d’abord, les gens se feront leur avis ensuite. Mercredi 22 mai 2019, une page Facebook bien mal nommée, Politics WatchDog (« chien de garde de la politique »), publie une vidéo surréaliste : on y voit Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, bafouiller, micro en main, au cours d’une conférence. Comme si la démocrate était dans le cirage. Celle qui est l’une des plus farouches opposantes au président Trump parle de Thomas Jefferson, d’investissements publics, mais son propos est rendu incohérent par son débit. Elle semble ivre. Voilà de quoi ravir les Républicains !

Sauf que cette vidéo est une manipulation, comme l’a bien vu le Washington Post. Elle a été ralentie à 75 %, et la voix de Nancy Pelosi a été trafiquée. Qu’importe : cela n’a pas empêché les internautes de la partager abondamment, et les proches de Trump s’en sont aussitôt emparés. Chez Facebook, elle a surtout été jugée « trompeuse ». Elle n’a pas été supprimée, sa portée a juste été « diminuée au sein du fil d’actualité ». Et ça, c’est du Mark Zuckerberg tout craché : il ne veut surtout pas devenir l’arbitre des faits.

Il faut dire que, depuis 2016, le réseau social est attaqué de toutes parts. L’élection de Donald Trump, dont l’équipe de campagne a su profiter des outils de ciblage des internautes sur Facebook pour adapter ses messages aux faiblesses de chacun, n’y est pas pour rien. La Silicon Valley aime à se représenter comme un bastion démocrate. Comme la digne héritière de la contre-culture américaine – ouverte sur le monde, attirant les meilleurs et servant les plus humbles. Alors forcément, qu’un tel bonimenteur anti-immigration, protectionniste et ultraconservateur l’emporte après deux mandatures Obama acquises aux sirènes de la tech, le coup a été rude. Et chez Facebook, on a peu apprécié. D’autant plus que le grand patron, quelques jours après le scrutin, a jugé bon de faire l’autruche : « L’idée que Facebook ait influencé l’élection de la moindre manière à cause de ses fausses informations, qui représentent une partie infime de notre contenu, me paraît ridicule. » Une infime partie d’une architecture devenue monstrueuse. 

Facebook n’a qu’une obsession : croître le plus vite possible et terrasser la concurrence pour devenir la seule et unique plateforme

Fin 2016, Facebook approche les 2 milliards d’utilisateurs dans le monde. Et dans bien des pays, le réseau social est presque devenu l’autre nom d’internet. Les données personnelles de tous ses utilisateurs sont à la disposition des développeurs d’application qui n’ont qu’à venir se servir (l’affaire Cambridge Analytica en atteste), le newsfeed, ou fil d’actualité, n’est pas loin de devenir la colonne vertébrale du débat public, et Facebook n’a qu’une obsession : croître le plus vite possible et terrasser la concurrence pour devenir la seule et unique plateforme. Il faut y maintenir, coûte que coûte, les utilisateurs le nez dans ce fil d’actualité où, depuis 2006, tout se vaut – les campagnes anti-vaccins et les défis stupides, les photos de vacances ou les vidéos conspirationnistes, les appels au don, au vote ou à la haine. Au-delà, Facebook ne cesse de racheter toutes les start-up susceptibles de croiser sa trajectoire (comme ce fut le cas d’Instagram, puis de WhatsApp). Pour que Facebook s’impose. Partout. Sauf qu’on n’annexe pas l’espace public impunément. 

Facebook vient de loin

En 2019, Mark Zuckerberg tient pourtant le cap et veut convaincre que c’est là la bonne voie. L’entrepreneur prodige a encore tenté de le faire en avril une conversation de près d’une heure et demie avec Yuval Noah Harari – la coqueluche du moment dans la Silicon Valley – que le fondateur de Facebook a publiée sur sa page. Quitte à bousculer les certitudes de tous ces serial entrepreneurs de la Vallée convaincus que leur immense fortune n’est qu’une juste récompense, au regard du bien qu’ils ont pu apporter au genre humain. Pour Yuval Noah Harari, l’un des problèmes actuels, c’est justement qu’à force de considérer les technologies comme essentiellement bonnes, on se trompe. Et il ne suffit pas de connecter le monde entier pour bâtir une société juste. 

Entre Mark Zuckerberg et Yuval Noah Harari, c’est presque une vieille histoire. Sans le fondateur de Facebook, son Sapiens ne serait sans doute pas devenu le best-seller qu’on sait. En 2015, ce livre de macro-histoire a fait partie des vingt-trois ouvrages lus et (rapidement) commentés par Mark Zuckerberg lui-même, dans le cadre de son club de lecture (684 000 abonnés à sa page !). Il faut dire que l’historien y racontait comment la « révolution cognitive » avait tout changé pour l’humanité. « Le bavardage aida Homo sapiens à former des bandes plus larges et plus stables. » Puis on a dépassé le stade du « commérage » grâce à la « fiction » : « un grand nombre d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes inconnus ». Dieu, les États-Unis, Peugeot ou Facebook, c’est tout comme : ce sont des « entités imaginaires » auxquelles, tous, nous souscrivons. C’est comme ça que nous avons appris à coopérer. Et c’est ce qui nous a permis de faire société, de construire des États démocratiques fondés sur le partage du pouvoir, la redistribution des richesses et la protection des citoyens. Un grand récit qui avait de quoi ravir, à l’époque, une âme passionnée par les systèmes. Et les « communautés ». 

Son credo, il le tient depuis sa plus tendre enfance : il faut libérer l’information. Coder, c’est relier. C’est hiérarchiser. C’est résoudre

La méprise vient de là. Mark Zuckerberg joue le coup d’après, depuis le début. Après le langage, les fictions, la coopération, il y a l’étape suivante : l’infrastructure mondiale. Depuis quinze ans, il ne souhaite rien d’autre que connecter le monde entier. Conceptuellement, au départ, ce n’était pas aussi clair et structuré. Il était jeune, déterminé, passionné par son code et par Star Wars, admiratif des bâtisseurs (qu’il s’agisse de l’empereur Auguste ou de Bill Gates) et peu soucieux de soigner les formes. Son credo, il le tient depuis sa plus tendre enfance : il faut libérer l’information. Coder, c’est relier. C’est hiérarchiser. C’est résoudre. À la maison déjà, son père, dentiste à Dobbs Ferry, ne jurait que par l’informatique. Dès qu’il a pu, il a numérisé tous ses dossiers médicaux. Et son fils, habile bidouilleur, a même fabriqué un réseau informatique maison (qu’ils ont surnommé le “ZuckNet”). Mark Zuckerberg a décidément eu très tôt les algorithmes dans la peau. 

Une start-up qui pense vraiment changer le monde

The Social Network, le film de David Fincher sorti en 2010, est passé à côté de cette histoire. À côté de cette conviction profonde, devenue un dogme. Mark Zuckerberg, c’est un esprit systématique. Et un obsédé du macro. Il n’a pas créé Facebook pour surmonter sa timidité ou s’enrichir à la vitesse grand V. Il l’a surtout fait parce qu’il pense que c’est bien. Et parce qu’à ses yeux, c’est nécessaire. C’est presque un enjeu historique. L’humanité, qui est aujourd’hui mondialisée, fait face à des enjeux globaux qu’elle ne saura surmonter que si cette dernière est outillée pour y faire face. « Nous avons besoin de pouvoir rester unis » et il est essentiel « que le monde soit plus connecté », affirme-t-il donc toujours, en 2019, en dépit de tout ce que Facebook a pu provoquer : mise à mort de la vie privée, marchandisation des données personnelles, surveillance permanente de ses utilisateurs et ciblage publicitaire opaque, promotion inédite de rumeurs, de groupes de pression ou de propagande, voire diffusion en direct d’actes terroristes, comme lors des attentats de Christchurch, en Nouvelle-Zélande.

« Monsieur le Sénateur, nous vendons de la publicité »

Mark Zuckerberg, la main sur le cœur, a bien promis qu’il allait tempérer les effets de bord de cette immense machine. Devant le Congrès américain, en avril 2018, il a joué profil bas. Et plutôt franc-jeu. S’il y a une phrase à retenir de ces auditions, c’est peut-être celle-ci : « Monsieur le Sénateur, nous vendons de la publicité. » Ou plutôt : du temps de cerveau disponible – l’autre nom de l’attention. Pour lui, son œuvre est salutaire, elle peut et doit être inoffensive. D’ailleurs, s’il ne cesse de dire qu’il endosse « toutes les responsabilités », s’il passe son temps à s’excuser, c’est à la fois pour mieux passer en force et continuer de connecter. C’est sans doute le sens de son appel à la régulation. Quand, fin mars 2019, il déclare qu’il a effectivement « trop de pouvoir en matière d’expression », c’est une façon de rappeler ce qu’il considère être son cœur de métier : déployer une architecture. 

Facebook est devenu, de facto, une place publique privée 

Mark Zuckerberg est un ingénieur. Un virtuose des systèmes informatiques. Mais dans son esprit, certainement pas un rédacteur en chef, encore moins un censeur. Sauf que ses plateformes ont littéralement cannibalisé le débat public. Elles ont en partie absorbé internet, jusqu’à s’arroger dans certains cas la quasi-totalité de la sphère publique. Ce qui ne va pas sans inconvénients ni sans dangers. Il suffit de parcourir le monde pour bien le comprendre : les massacres de Rohingyas, en Birmanie, ont précisément été facilités par le fonctionnement même de Facebook. Le réseau social a tenté, tardivement, de réagir en bloquant des pages Facebook ou des comptes ouvertement haineux, mais il n’a pas renoncé à sa mission.

Aux Philippines, le président Duterte a su lui aussi bénéficier des effets de levier permis par la puissance de feu de Facebook. Recours aux trolls, cyberharcèlement, prolifération d’infox : il a presque été un précurseur. Maria Ressa, qui a créé Rappler, l’un des principaux médias d’opposition, a d’ailleurs très vite déchanté. Facebook est très efficace, elle l’a bien vu avec Rappler, pour communiquer à grande échelle. Mais comment s’assurer que cette technologie, qui malaxe aussi efficacement le débat public, qui suscite autant d’engouement et de commentaires, est utilisée à bon escient ? Elle s’en est d’ailleurs ouverte auprès de Mark Zuckerberg lui-même, en 2017, en lui demandant franchement : et si Facebook était en réalité un « engrais » surpuissant précipitant l’effondrement des démocraties ? Les Philippines, pour elle, sont un beau cas d’école : 97 % des internautes du pays sont sur Facebook. Lors d’un déjeuner, la journaliste a prié l’entrepreneur de venir sur place pour mesurer « l’effet Facebook ». Ce dernier aurait froncé les sourcils et lui aurait répondu : « Mais que font les 3 % restants ? » Ce jour-là, Maria Ressa a compris qu’il faudrait faire sans Mark Zuckerberg pour résoudre ses problèmes et ceux des Philippines. 

Mark Zuckerberg s’est-il fait « zucker » ?

Le vent a peut-être tourné pour Facebook ces derniers mois : l’Union européenne a mis en place, en 2018, son RGPD (Règlement général pour la protection des données), visant à encadrer la réutilisation des données personnelles de ses citoyens, tandis qu’outre-Atlantique, le débat sur le démantèlement d’une entreprise devenue un quasi-monopole est engagé. Mark Zuckerberg lui-même consent, dans ses propos publics, à rendre une place à la « vie privée » (en 2010, il dénonçait l’anachronisme de cette « norme sociale »). À côté de la « place du village », il faut bien que l’on puisse passer également un peu de temps au « salon ». Pour discuter. Échanger entre pairs. Tant qu’on reste sur Facebook, l’essentiel est sauf.

Tout ceci ne change, au bout du compte, pas grand-chose. Les critiques les plus virulents ne manquent pas de rappeler que les régulations vont, désormais, consolider son monopole (seule une entreprise aussi riche peut s’en accommoder). Quant à ceux qui ont connu Facebook à ses débuts, la messe est dite. Le coup le plus rude (et le plus juste) vient probablement de son ancien conseiller Roger McNamee qui, en 2019, a publié Zucked (dont la traduction française doit paraître en septembre chez l’éditeur suisse Quanto, sous le titre Facebook, la catastrophe annoncée). Cet ouvrage à charge, ultradocumenté, résume bien la situation : Mark Zuckerberg est aujourd’hui à la tête d’un empire incontrôlable dont le modèle économique repose sur une asymétrie nettement défavorable aux utilisateurs. Et dont l’architecture est essentiellement nocive au débat public. Et l’ancien investisseur de s’interroger : Mark Zuckerberg, comme tous ses utilisateurs, s’est peut-être laissé « zucker » par sa propre création. Il est possible qu’il ait eu, au départ, de bonnes intentions. Mais, il peut dire ce qu’il veut, sa créature est depuis bien longtemps hors de contrôle. Et le pire, c’est qu’elle continue de grossir. 

dessins Yann Legendre et Jochen Gerner

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