Le 4 septembre 2016, plus de 10 000 Chinois de France se rassemblaient place de la République. Ils dénonçaient les agressions, le racisme dont ils étaient victimes. Tous soulignaient surtout un sentiment d’« invisibilité ». Ce jour-là, cette foule nous invitait à regarder en face une longue histoire. À faire l’inventaire d’un siècle de présence trop discrète.

Les premiers Chinois morts en France pendant la Grande Guerre reposent à Noyelles-sur-Mer, dans la Somme. À l’ombre de cèdres du Liban, des stèles de marbre blanc témoignent du sacrifice de 849 « coolies », parmi les 140 000 oubliés du Chinese Labour Corps britannique. En 1915, le conflit mondial s’enlise dans la boue des tranchées. Les hommes partent et ne reviennent pas. L’arrière-front manque de bras. Quand la Grande-Bretagne recrute des travailleurs dans les campagnes d’une Chine en ruine, qu’elle envoie vers ses bases françaises. La France, à son tour, ne tarde pas à l’imiter.

Venus du bout du monde, ils ne porteront pas d’arme. Parqués dans les camps, dépouillés de noms jugés imprononçables, ils ne répondent qu’à des numéros. Tout contact avec la population locale leur est interdit. Contre une paye misérable, ils réparent les routes, entretiennent les voies ferrées, travaillent dans les usines d’armement… À partir de 1917, on les envoie au front débarrasser les tranchées gorgées de cadavres. Sur les tombes de Noyelles, les dates dépassent souvent l’armistice. Beaucoup ont péri de maladies, d’épuisement ou de froid. La plupart des survivants ont préféré repartir au pays. Quelques-uns ont poursuivi leur destin français. À la fin de la guerre, ils reprennent le travail des prisonniers allemands libérés. Puis ils s’éparpillent dans les mines du Nord ou les usines du Creusot, dans l’ébauche d’un insalubre Chinatown parisien derrière la gare de Lyon ou dans les gargotes du Quartier latin. Ainsi vont-ils fonder le socle d’une communauté. 

Le berceau du PC chinois

L’entre-deux-guerres connaît peut-être la vague d’expatriation chinoise la plus fascinante. Le mouvement Travail-Études proposait à quelques jeunes Chinois de venir se former en France contre des heures en usine. Jusqu’en 1927, 4 000 Chinois acceptent cette offre dans l’espoir de s’instruire. « La joie se lisait dans tous ces yeux bridés et intelligents », s’enthousiasme Le Petit Marseillais à l’arrivée d’un bateau en octobre 1920. Cependant, au lieu de s’inspirer de l’Occident pour construire une Chine capitaliste, ils découvrent le marxisme et le communisme. Car l’utopie du programme Travail-Études se fracasse rapidement. Les usines n’embauchent pas, les bourses promises se volatilisent. Dès le début des années 1920, on recense des cas de malnutrition, des suicides… Sur les chaînes de Hutchinson à Montargis ou de Renault à Billancourt, les Chinois qui travaillent s’épuisent pour des salaires de misère et ne parviennent pas à étudier. En 1920, He Guo, futur membre de l’Assemblée nationale populaire, écrit son désarroi : « Pourquoi un travail aussi vain ? Pourquoi souffrir autant ? »

Parmi ces étudiants se détachent les jeunes Deng Xiaoping et Zhou Enlai. Le Parti communiste chinois est notamment né de ce climat désenchanté. Trahis par les promesses françaises, révoltés par l’occupation de leur pays par les puissances occidentales, les jeunes Chinois décident de passer à l’action. Le 21 juin 1925, un petit commando s’empare de l’hôtel particulier de la légation chinoise, rue de Babylone, à Paris. L’Action française s’étrangle « À quand l’Élysée ? » et L’Humanité applaudit l’audace des « patriotes chinois ». En quelques années, les étudiants souriants sont devenus de dangereux révolutionnaires traqués par les forces de l’ordre. En 1926, quand la police défonce la porte de Deng Xiaoping rue Castéja, le Sichuanais est déjà dans le train pour Moscou. Il ne reverra la France qu’en 1974. En visite officielle, Deng en profitera pour rapporter des croissants à Zhou Enlai.

Boat people et Yellow Bird

Dans ces années 1970, la France des Trente Glorieuses va devenir un refuge pour la diaspora du Sud-Est asiatique. Les forces du Nord-Viêtnam s’emparent de Saigon en 1975. Le nouveau régime orchestre une violente répression contre les éléments « nuisibles ». Les premiers visés sont les membres de la communauté chinoise, principalement des commerçants. Confrontée à la crise pétrolière, à la poussée du chômage, la France de Giscard ouvre pourtant ses portes à plus de 120 000 réfugiés fuyant les persécutions communistes. À une échelle moindre, un même élan compassionnel accueillera en 1989 les étudiants pourchassés après le mouvement de Tiananmen : depuis Hong Kong, les militants prodémocratie et le consulat français organisent l’opération Yellow Bird. En quelques mois, ils exfiltrent des centaines de jeunes intellectuels, bercés par le Siècle des lumières. À leur arrivée, ceux-ci sont accueillis dans des foyers et des familles françaises. Beaucoup d’entre eux choisiront de faire leur vie aux États-Unis.

Entre-temps, les anciens boat people ont repris en France leurs activités marchandes, d’abord dans les rues, sur des étalages de fortune, puis dans des structures plus solides. Ne pouvant contracter de prêts bancaires, les premiers commerces et restaurants ont été financés par la tontine, un système sophistiqué mis en place en Chine dès le VIIe siècle. Il consiste à réunir des investisseurs originaires d’une même région autour d’un projet. Chacun apporte un capital et un tirage au sort désigne l’ordre dans lequel les participants seront remboursés. Aucune trace écrite ne scelle l’accord. La tontine a été le moteur du développement du quartier chinois du xiiie arrondissement de Paris. 

À ce grand Chinatown historique s’est ajouté celui, plus récent, de Belleville et des abords de la place de la République. Dans ces ateliers de maroquinerie ou chez ces traiteurs, travaillent des familles originaires de Wenzhou, port du Zhejiang qui avait déjà fourni à la France une bonne part du Chinese Labour Corps. Dans ces rues, comme aux alentours de la place de Clichy ou sur les Grands Boulevards, on voit depuis quelques années tapiner les « marcheuses ». Venues des régions du Nord, elles ont fui la pauvreté des villages ou les créanciers, avant de tomber dans le piège de la prostitution. Un phénomène spectaculaire mais marginal. Aujourd’hui, les Chinois qui arrivent en France sont majoritairement des étudiants. Ils seraient environ 28 000 à fréquenter les écoles et universités, à suivre à leur façon le chemin ouvert par Zhou Enlai ou Deng Xiaoping. 

Attirés par la liberté, bercés de faux espoirs ou simplement curieux… les Chinois de France nous racontent nos guerres, nos trahisons et nos instants de bravoure. Nous avons oublié le mot anglais de boat people, qui conférait à leur exil une majesté romanesque, pour revenir au plus commun « migrant ». En 2002, le dernier des Chinois de 1914 est mort à La Rochelle, face à la mer. À 106 ans, il avait aussi combattu pour la France en 1940. Il venait de Danyang, portait le numéro 27746. Il s’appelait Zhu Guisheng. 

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