Que représente la France dans les investissements chinois ? 

Notre place est modeste. Nous représentons à peu près 2 % des investissements chinois dans le monde. En cumulé, cela fait 12 milliards de dollars depuis les années 2000. C’est peu de chose, même si l’opinion publique peut en juger différemment. En fait, la Chine procède en France à des placements ou à des acquisitions opportunistes, selon les occasions qui se présentent. 

Sur un autre plan, nos échanges commerciaux avec la Chine sont largement déséquilibrés. Nous importons pour 40 milliards d’euros de marchandises et n’en exportons que pour 15 à 18 milliards. C’est l’un des plus gros déficits de l’Union européenne, qui enregistre elle-même 90 milliards d’euros de déficit.

À quels besoins répondent les acquisitions chinoises ?

Pékin cherche à pallier son manque de ressources naturelles, sa déficience en technologie et la faible internationalisation de ses entreprises. Sa démarche répond à trois vulnérabilités majeures de la Chine. 

Pouvez-vous décrire les investissements liés à ces trois vulnérabilités ?

Le besoin de ressources naturelles est le plus connu. La Chine représente 12 % du PIB mondial mais elle consomme plus de 20 % de l’énergie utilisée dans le monde et 40 % des métaux de base. Même si elle possède beaucoup de ressources dans ses sous-sols, elle n’en a pas suffisamment pour nourrir une croissance aussi forte. De 2005 à 2015, sa priorité a donc été de s’assurer un accès aux ressources qui lui sont utiles. En France, avec des objectifs tant financiers qu’industriels, Pékin a investi à hauteur de 30 % dans le capital d’Engie via le fonds China Investment Corporation et a pris 5 % de Total via le fonds Safe. Ces organismes publics ont choisi ces investissements qui sont plus rémunérateurs que les bons du Trésor américain. 

Le deuxième point de vulnérabilité touche au secteur des technologies.

On peut dire de manière générale que la Chine est encore très faible dans ce domaine. D’où son intérêt pour certaines acquisitions. Elle a injecté l’année dernière la somme de 2,6 milliards de dollars dans Linxens, une entreprise française spécialisée dans les composants électroniques pour cartes à puce. Le troisième point de faiblesse chinois concerne la faible internationalisation de ses entreprises. La Chine exporte massivement, on le sait, mais dispose de peu de filiales à l’étranger.

Pékin aurait intérêt, comme les États-Unis, le Japon et les pays de l’Union européenne, à produire davantage à l’extérieur, à délocaliser et à contourner les obstacles à certaines importations. Cela concerne tout autant la production industrielle que les réseaux d’après-vente, les centres de recherche. Un exemple parlant est celui de l’agroalimentaire qui recoupe le besoin de sécurité alimentaire. 

L’achat de terres agricoles et de vignobles par des groupes chinois suscite régulièrement des inquiétudes, de l’émotion.

Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt ! Ces inquiétudes s’étaient déjà manifestées lorsque des Japonais avaient acheté quelques hectares de vignobles dans le Bordelais. Certains déclarent aussitôt qu’on s’empare de nos trésors nationaux… À côté de cela, on ne relève pas des opérations d’une tout autre envergure. Que pèsent 3 000 hectares de vigne, soit 2 % de la surface viticole ? On ne peut pas dire que les vignobles soient la cible d’un investissement chinois massif ou stratégique. Il en va de même de l’achat des terres agricoles. Il n’y a pas eu de grande implantation chinoise en France dans ce secteur, ce qui n’empêche pas les clichés de prospérer. 

La Chine a-t-elle défini une stratégie par rapport à la France ?

Non, Pékin n’a pas de stratégie ciblée concernant la France dans le domaine industriel et commercial. Du reste, les investisseurs sont de moins en moins des entreprises publiques et de plus en plus des entreprises privées qui ont leurs propres intérêts. C’est le cas du groupe Dongfeng qui a pris 12,9 % du capital du groupe PSA Peugeot Citroën en 2014 pour se développer à l’international. Dongfeng a injecté 800 millions d’euros dans PSA. Je me suis publiquement étonné à l’époque qu’on laisse faire. Ne pouvait-on pas trouver cette somme en France ou en Europe ? 

Avec un recul de quelques années, a-t-on noté des inconvénients majeurs ?

Le risque est de faire naître un concurrent redoutable. Sur le plan stratégique, le grand bénéficiaire est bien le groupe chinois qui a accès à la plupart des brevets alors que les synergies de PSA en Chine ne sont pas évidentes. C’est une opération, selon moi, assez déséquilibrée et incompréhensible.

Quelle différence faites-vous entre cet investissement et d’autres ?

Quand Chinese Eastern Airlines prend 10 % d’Air France, les deux compagnies espèrent faire naître des synergies. C’est une logique classique qui va permettre à chacune de faire des économies d’échelle, de partager des hubs. Même chose dans le secteur du tourisme. Quand un groupe chinois, Fosun, prend 98 % du Club Med, un acteur majeur du tourisme, les deux marques partagent la perspective d’implanter des clubs en Chine. Le Club Med, qui était dans une impasse, voit s’ouvrir des possibilités qu’il n’avait pas. Fosun est entré au capital en 2010 et a fini par l’emporter sur ses concurrents en 2015. Je ne sais pas, du reste, si cette opération serait autorisée aujourd’hui par la Chine ! 

Il y a eu, jusqu’en 2016, une explosion des investissements chinois privés dans le monde. 190 milliards de dollars en 2016 ! C’est Pékin qui a dit stop ! La Chine a finalement considéré que ces sorties massives de capitaux affaiblissaient le yuan. Elle a prié fermement chacun d’arrêter ses investissements quand ils n’étaient pas stratégiques dans son cœur de métier. Fini l’immobilier ou le cinéma pour des industriels dont ce n’était pas la vocation première. 

Les communautés chinoises jouent-elles un rôle moteur pour faire venir ces investissements ?

Globalement, non ; certaines personnes, oui. Tel Chinois d’origine, passé par Polytechnique, peut par exemple jouer un rôle majeur après avoir créé un cabinet de conseil. Il ne s’agit pas de la communauté. Il s’agit de quelques personnes bien formées qui peuvent jouer le rôle d’intermédiaires très efficaces. L’opinion et les médias confondent du reste parfois les investissements de Pékin et ceux de Hong Kong, qui s’intéresse particulièrement au secteur du luxe. Cela n’a rien à voir. 

Quels sont aujourd’hui les objectifs de la Chine ?

Un plan a été adopté avec des objectifs précis pour 2025. Il s’agit pour la Chine, grande exportatrice de biens de qualité souvent médiocre et à prix cassés, de passer de l’état d’atelier du monde à celui de grand laboratoire du monde. Les ambitions sont énormes dans le domaine technologique et scientifique. La Chine veut devenir une puissance industrielle dans les secteurs de l’avenir, et elle en a les moyens. La robotique, le biomédical, les véhicules autonomes, la 5G sont au cœur de ses préoccupations. Elle veut devenir un acteur dominant sur ces marchés.

Les ambitions de Huawei, spécialiste de la téléphonie et de la 5G, font-elles partie de ce plan ? 

Huawei est le numéro 2 mondial pour la vente des téléphones, et le numéro 1 pour la 5G. C’est un groupe privé mais l’un des champions nationaux de la Chine. Pour cette société, il s’agit de vendre ses infrastructures télécom et ses logiciels, d’installer ses équipements qui diffusent des informations jusqu’au cœur des réseaux. Toute la question est de savoir si, dans ces équipements, il existe des outils, les fameuses « portes dérobées », permettant de pomper au bénéfice de Pékin toutes les informations qui pourraient l’intéresser. C’est le soupçon des États-Unis, qui n’en apportent pas la preuve.

La France et l’Union européenne possèdent-elles des moyens de contrôle ?

Jusqu’à présent l’Europe a été incroyablement naïve et ouverte aux investissements chinois, y compris dans des secteurs stratégiques qui pouvaient toucher à notre sécurité. Depuis deux ans, on peut constater une réelle prise de conscience. La Commission de Bruxelles a décidé, il y a trois mois, de mettre en place un processus de filtrage des investissements comme c’est le cas aux États-Unis. Mais il ne faut pas surestimer nos pouvoirs : les préconisations de la Commission de Bruxelles n’auront qu’une valeur d’alerte. La France est en revanche passée du stade de supermarché où la Chine pouvait faire ses courses industrielles selon son bon plaisir à un état de vigilance. Il existe une législation protectrice, le décret Montebourg, renforcé récemment par la loi Pacte. Tous nos voisins ne sont pas aussi bien protégés.

La France est-elle concernée par les routes de la soie ?

Pas au même degré que les pays de l’Est. Nos infrastructures sont suffisamment développées. Les routes de la soie sont un concept très intelligent, développé depuis 2013. Mais il s’agit tout à la fois d’une stratégie économique et idéologique devenue fourre-tout ! Sur le fond, l’objectif, pour la Chine, est de posséder des points de relais dans le monde entier qu’elle puisse gérer et contrôler de manière à absorber des flux de biens chinois de plus en plus importants. Il s’agit aussi, en Asie, d’asseoir son hégémonie régionale, de contrôler les voies maritimes et d’acquérir des ports civils qui peuvent devenir militaires. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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