Lorsqu’en 1989 le rideau de fer est tombé, « le retour à l’Europe », au départ simple slogan, est devenu une des idées phares de la vie publique en Pologne. Faire partie des institutions européennes était alors considéré comme l’objectif principal de la politique étrangère polonaise, c’était la confirmation de notre appartenance au cœur de la culture européenne. L’adhésion à l’UE en 2004, soutenue par la grande majorité des Polonais, a constitué l’aboutissement de ces aspirations. Quinze ans plus tard, la Pologne passe pour un fauteur de troubles au sein de l’UE et la politique anti-européenne menée par le parti Droit et justice (PiS) fait spéculer sur un éventuel Polexit. Comment en est-on arrivé là ? 

C’est la conséquence de la politique menée par les élites polonaises depuis le changement de régime survenu en 1989. Le passage à l’économie de marché en Pologne est considéré comme une parfaite réussite. Il a cependant engendré des réformes radicalement néolibérales, et l’obtention d’indicateurs macroéconomiques exemplaires – croissance du PIB, faible inflation et dette publique limitée – s’est faite au prix de grandes injustices sociales. La répartition des richesses en Pologne est aujourd’hui la plus inégale de toute l’Union européenne et rappelle la situation des États-Unis ou de l’Amérique latine : les 10 % les plus aisés captent 40 % des revenus (contre 23 % en 1989). Pour Varsovie et ses environs, l’indice de Gini (un indicateur mesurant les inégalités de salaires, qui varie de 0 à 1) est d’environ 0,6 – il est donc plus élevé qu’en Colombie ou au Brésil – et le salaire médian en Pologne est d’environ 600 euros. Les Grecs ont de meilleures retraites que les Polonais, alors que le PIB, en Pologne, est en hausse depuis vingt-cinq ans et que la Grèce subit depuis dix ans les conséquences d’un effondrement économique. À cela s’ajoutent des disparités symboliques : le capital culturel, réparti de façon très inégalitaire, est majoritairement détenu par les élites des grandes villes.

L’absence de modernisation socioculturelle est un autre problème important. Au moment où j’écris ce texte, la nouvelle de l’interpellation d’une militante LGBT accusée d’avoir profané la Vierge en auréolant son image d’un arc-en-ciel fait le tour du monde. Accusation absurde d’autant plus que l’arc-en-ciel est, dans le Livre de la Genèse, le signe de l’alliance de Dieu avec les êtres vivants, mais passons. Ce qui est plus problématique, c’est que ce n’est pas le PiS qui est à l’origine de la loi faisant encourir deux ans de prison pour « offense aux sentiments religieux » ; elle existe en Pologne depuis longtemps. Aucun gouvernement « progressiste », comme celui de la Plateforme civique de Donald Tusk, n’a fait abroger ce vestige d’un autre âge, ce qui témoigne on ne peut mieux du conservatisme de ceux qui se considèrent comme les défenseurs des valeurs libérales et européennes. Au lieu de combattre l’hégémonie de l’Église, les supposés progressistes ont préféré casser la gauche en martelant que « le socialisme conduisait au Goulag » et en expurgeant le débat public de tout langage progressiste ou critique.

Associés, ces éléments forment un mélange explosif : les seuls « biens » dont les victimes du capitalisme néolibéral n’ont pas été dépossédées, ce sont la religion, la nation et la famille, et l’unique force politique employant un langage qui leur soit accessible ce sont les populistes nationalistes. Dans le contexte français, Didier Eribon décrit une situation semblable dans son Retour à Reims. 

Dans ce paysage politico-culturel, on s’est mis à associer l’Union européenne, chérie des élites libérales, à leur privilège de classe. Que signifie en effet la liberté de voyager dans la zone Schengen pour quelqu’un qui n’a pas de quoi s’acheter un ticket de bus pour aller à la bourgade la plus proche ? Épouvantés par l’éruption de la xénophobie, les libéraux doivent se confronter aux conséquences de leurs actions. Tu l’as voulu, Georges Dandin. 

 

Traduit du polonais par AGNIESZKA ŻUK

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