« Comme tous les jeunes Français de sa génération, Théodore connaissait mieux la géographie de l’Europe que celle de son pays », écrit Aragon dans La Semaine sainte, un roman inspiré de quelques heures de la vie de Géricault fuyant Paris dans l’armée en déroute de Louis XVIII au moment des Cent-Jours. Comme tous les jeunes Européens de ma génération, je me suis rendu compte un beau jour que je connaissais mieux la géographie de la Terre que celle de l’Europe – même si j’avais traversé la planète à la vitesse d’un avion. Nous, les Européens nés la veille de la chute du Mur, nous sommes des mondialisés-nés. Notre horizon a été, dès le berceau, le monde entier de la globalisation. Mais notre destin, notre avenir, notre pays, c’est pourtant l’Europe. C’est pour apprendre cette géographie méconnue d’un pays qui s’ignore que j’ai décidé de traverser l’Europe à vélo. Tous les cyclistes vous le diront : il n’y a rien de mieux que le vélo pour éprouver le sentiment géographique d’un territoire, rien de mieux que le vélo pour connaître l’usage d’un pays. Or, qui traverse l’Europe à vélo se rend compte que ce petit cap d’Asie n’est pas tout à fait un continent – le continent s’appelle l’Eurasie –, qu’elle n’est pas vraiment un archipel – l’archipel, c’est le monde globalisé du néolibéralisme déchaîné – mais qu’elle a plutôt les dimensions d’un pays : car l’Europe, je peux le dire maintenant que je l’ai traversée, est toute petite.

L’Europe est toute petite et rapetisse à vitesse grand V, me répétait Vlad, mon compagnon de route, pendant les 48 jours de notre odyssée à deux-roues. Pour qui vient d’URSS, l’Europe est un nain géopolitique. L’élargissement de l’Union européenne a produit un rapetissement de l’idée européenne : nous disons Europe pour parler d’un ensemble à géographie variable qui n’englobe que la moitié de l’Europe continentale et ne s’aventure guère plus loin, dans les Balkans occidentaux, que l’empire de Charlemagne et celui de Napoléon.

Il nous a fallu seulement 48 jours, à l’été 2016, pour relier Odessa et Strasbourg, les bouches du Danube aux sources du Danube, 48 jours seulement pour traverser dix pays d’Europe – dix départements potentiels d’une Eurotopie postnationale : Ukraine, Moldavie, Roumanie, Bulgarie, Serbie, Croatie, Hongrie, Slovaquie, Autriche, Allemagne. De Bratislava à Vienne, deux capitales européennes, il y a trois heures de vélo, sans assistance électrique et sans EPO ; moins de temps qu’il n’en fallait, en 1790, pour aller de Paris à Rouen en calèche.

L’Europe est toute petite mais nous la connaissons trop mal : les Européens sont des aventuriers qui ont toujours rêvé de conquérir la Lune mais n’ont jamais pris le temps d’explorer leur nid douillet. Il est temps, pour nous autres Européens, de réécrire notre géographie et de rendre visite à nos voisins. Non plus en avion mais à vélo : Ryanair, EasyJet et Wizz Air ne se contentent pas de polluer l’atmosphère, ils polluent aussi les relations entre les peuples d’Europe, entre les enlisés de l’intérieur et les explorateurs des confins.

L’Union, comme nous le savons tous, est bourrée de défauts, elle a mis la charrue avant les bœufs, la marchandise avant l’humain, le charbon et l’acier avant le masque et la plume, mais ses deux plus belles réalisations sont le programme Erasmus et l’EuroVelo ; pour relier Bâle à Rotterdam, Érasme en 2019 pourrait enfourcher sa bécane. Je ne me suis jamais senti aussi européen qu’à Pise où la Scuola Normale Superiore m’accueillait comme étudiant Erasmus, en septembre 2002 et à Strasbourg où, après 48 jours et 4 000 km sur les rives du Danube, je franchis enfin la passerelle des Deux-Rives, le 26 septembre 2016. L’EuroVelo no 6 qui relie l’Europe de l’Atlantique à la mer Noire était le meilleur moyen de parfaire cette éducation européenne commencée dans l’institution napoléonienne de la vieille ville toscane : l’apprentissage de son pays commence par l’arpentage de ses rives et de ses frontières. La piste européenne commence à Saint-Nazaire, estuaire de la Loire et se termine à Sulina ou Vilkovo, delta du Danube. Elle est notre Route 66 à nous, Européens qui rêvons de réécrire l’Europe comme Kerouac réécrivit l’Amérique. Trente ans après la chute du mur de Berlin, le Danube, l’ancien limes – la frontière fortifiée des Romains –, relie d’est en ouest deux Europe que tout divise. Rappelons tout de même que de l’Atlantique à l’Oural les deux moitiés ont la même taille et que les deux plus grandes villes d’Europe continentale, Istanbul et Moscou, se situent là-bas, de l’autre côté du nouveau rideau de fer ; quant à Londres, la troisième ville d’Europe, elle vient de se faire la belle outre-Manche, après la chronique d’un Brexit annoncé. 

Les Américains ont aboli leur frontier en faisant triompher la doctrine Monroe et en érigeant leur « mur de la honte » ; en divisant l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils nous ont imposé, à nous Européens, une nouvelle frontier, qu’ils s’entendent avec les Russes pour maintenir comme une zone de turbulences géopolitiques, de Tallinn à Dubrovnik, en passant par le Donbass, la Crimée, la Transnistrie et le Kosovo ; toute idée d’une grande Europe unie se fracasse sur cette ligne des glaces d’où peuvent resurgir, épisodiquement, tous les spectres qui nous hantent : la guerre civile, la purification ethnique, le ghetto et le barbelé. Alors disons-le nous bien, à la veille des élections : l’Europe – l’homme malade de la planète – n’aura pas de troisième chance si elle se suicide de nouveau. Et cessons de compter sur les Américains pour trouver un happy end ! 

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