En annonçant la création de son prétendu « califat » en juin dernier, Abou Bakr Al-Baghdadi, principal dirigeant de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), s’est définitivement émancipé de la tutelle d’Al-Qaïda. La scission entre les deux organisations est désormais actée. Mais dès 2013, l’émir d’Al-Qaïda avait intimé sans succès au chef de l’EIIL de se retirer de Syrie et de laisser le leadership de la lutte contre le régime syrien au Front pour la victoire (Jabhat al-Nosra). 

Contrairement à Al-Qaïda, qui se pense comme un réseau, l’État islamique a privilégié une stratégie d’ancrage territorial, en ciblant des ennemis proches, en nouant des alliances locales sur une base tribale, en pratiquant le nettoyage ethnique (yazidis d’Irak et Kurdes) et le harcèlement de minorités religieuses dans les régions qu’il contrôle (chrétiens, chiites). Même en matière de financement, alors qu’Al-Qaïda dépend de donateurs du Golfe, l’EIIL semble assurer son fonctionnement grâce à la vente de pétrole au marché noir, à des trafics divers, au racket et à l’impôt prélevé directement sur les populations. 

Mais l’EIIL n’a pour l’instant d’État que le nom : sa souveraineté sur les territoires dont il revendique le contrôle est éminemment fragile, voire fantasmée. De fait, ces terres de conquête sont composées de lignes de front mobiles (et de lignes de fuite quand l’ennemi est trop puissant), ainsi que de quelques bastions urbains dans lesquels le mouvement essaie d’installer un pouvoir fondamentaliste et totalitaire.

En Syrie, le groupe armé s’est glissé dans la guerre civile syrienne par la porte de l’opposition islamiste, aux côtés du Front pour la victoire qu’il a cherché à avaler, sans succès, en 2013. Dépourvu de base populaire, le mouvement a peu participé aux opérations militaires contre l’armée syrienne et les milices progouvernementales chiites ou baasistes. Il s’est essentiellement investi dans les luttes internes de la rébellion syrienne, entre groupes islamistes sunnites notamment, et dans ­l’occupation de zones libérées par ­l’Armée libre syrienne ou les groupes islamistes, puis déclarées « prises » par l’EIIL, parfois sans coup férir…

C’est surtout au nord-ouest de l’Irak que l’État islamique a joué un rôle de protecteur pour les populations sunnites malmenées par le gouvernement irakien avec l’assentiment des États-Unis, sous couvert de « guerre contre le terrorisme ». Déjà Al-Qaïda en Irak, créée par Abou Moussab Al-Zarqaoui au moment de l’intervention américaine, avait progressivement incarné la résistance de populations sunnites à un système politique dominé par les chiites, imposé par les États-Unis et soutenu par l’Iran. Laissant de côté le djihad contre l’impérialisme américain, l’EIIL cherche en retour à s’imposer comme le représentant légitime des grands perdants de 2003.

Aujourd’hui, on mesure mal le phénomène d’adhésion à un mouvement dont les effectifs sont incertains (entre 10 000 et 50 000 « combattants » selon les dernières estimations de la CIA). Entre alliances avec les chefs des notables sunnites locaux et imposition de sa domination par la violence et la terreur, l’allégeance des populations à l’État islamique dans les régions qu’il prétend contrôler est intimement liée à la faillite du gouvernement irakien sur ces mêmes territoires. L’État-­providence qui fonctionnait au profit des sunnites et au détriment des chiites et des Kurdes sous la dictature de Saddam Hussein, se retourne contre eux : ils se retrouvent exclus du pouvoir politique, des réseaux d’influence et de corruption, de la redistribution de la rente pétrolière. 

Loin d’être le produit de haines ancestrales entre communautés, groupes religieux ou tribus, les dynamiques de recomposition sociale et politique autour de l’État islamique sont donc récentes et alimentées par les prédations économiques et la privation de représentation politique.

La privatisation du pouvoir et des ressources au profit d’un groupe, majoritaire ou minoritaire, sape la légitimité de l’État aux yeux des exclus, créant désespoir et frustration. Les systèmes politiques basés sur le partage du pouvoir entre groupes religieux passent pour la solution idéale afin de conjurer le spectre de la guerre civile, du génocide ou de la partition territoriale. Le succès temporaire de l’EIIL montre qu’il ne s’agit pas, pourtant, d’une « recette miracle ».  

Vous avez aimé ? Partagez-le !