Les questions de légitimité ont toujours joué un rôle majeur dans l’histoire du monde musulman. L’exemple le plus significatif est peut-être celui des factions religieuses. Alors que dans la chrétienté on s’est constamment divisé, et quelquefois massacré, autour de la nature du Christ, de la Trinité, de l’Immaculée Conception ou de la formulation des prières, les conflits dans l’Islam ont habituel­lement tourné autour des querelles de succession. 

Le grand schisme entre sunnites et chiites ne s’est pas fait pour des raisons théologiques mais pour des raisons dynastiques. À la mort du Prophète, une partie des fidèles s’était prononcée pour son jeune cousin Ali, qui était aussi son gendre, un esprit brillant qui avait beaucoup de partisans inconditionnels, lesquels furent appelés « chi’a-t-Ali », le parti d’Ali, puis tout simplement « chi’a ». Mais l’homme avait également beaucoup de détracteurs, qui réussirent par trois fois à faire désigner comme « califes », ou « successeurs », des représentants du parti adverse. Ali finit par remporter la quatrième élection, mais ses ennemis se révoltèrent aussitôt et il ne put jamais régner paisiblement. Il fut assassiné au bout de quatre ans et demi ; puis son fils Hussein fut tué à la bataille de Karbala en 680, drame toujours commémoré avec une immense ferveur par les chiites. Beaucoup d’entre eux espèrent qu’un jour prochain réapparaîtra parmi les hommes un descendant d’Ali, un imam aujourd’hui caché à nos regards, et qui redonnera le pouvoir à ses détenteurs légitimes – un messianisme puissant que le passage des siècle n’a pas terni. 

Sur cette querelle dynastique se sont greffées, comme ce fut d’ailleurs le cas pour les querelles théologiques des chrétiens, des considérations d’un autre ordre. Lorsque Rome jadis condamnait comme hérétiques les croyances d’un patriarche d’Alexandrie ou de Constantinople, lorsque Henri VIII d’Angleterre rompait avec l’Église romaine, ou qu’un prince allemand prenait parti pour Luther, il y avait souvent des considérations politiques, et même des rivalités commerciales, conscientes ou pas, qui jouaient un rôle souterrain. De la même manière, les thèses du chiisme ont parfois été adoptées par des populations qui voulaient marquer leur opposition au pouvoir du moment. À titre d’exemple, c’est au xvie siècle, lorsque l’Empire ottoman, implacablement sunnite, connaissait sa plus grande expansion, et qu’il prétendait réunir l’ensemble des musulmans sous son autorité, que le shah de Perse avait transformé son royaume en bastion du chiisme ; c’était pour le monarque une manière de préserver son empire, et pour ses sujets de langue persane un moyen d’éviter de vivre sous la domination d’un peuple de langue turque. Mais alors que le roi d’Angleterre manifestait son indépendance en parlant de l’Eucharistie ou du Purgatoire, le shah marquait sa différence en affirmant son attachement à la famille du Prophète, détentrice de la légitimité. 

De nos jours, la légitimité généalogique garde une certaine importance ; mais une autre légitimité est venue s’y ajouter, et quelquefois s’y substituer, que l’on pourrait appeler « patriotique », ou « combattante » : est légitime aux yeux des musulmans celui qui dirige le combat contre leurs ennemis. Un peu comme ce fut le cas pour le général de Gaulle en juin 1940, lorsqu’il avait parlé au nom de la France, non parce qu’il avait été élu, mais parce qu’il portait le flambeau de la lutte contre l’occupant. 

Cette comparaison est forcément approximative ; elle représente néanmoins une clef utile, me semble-t-il, pour qui souhaite décoder ce qui arrive dans le monde arabo-musulman depuis quelques décennies ; sans doute même depuis bien plus longtemps […]. 

 

Extrait du Dérèglement du monde

© Grasset & Fasquelle, 2009

 

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