Appartenir à un corps de l’État s’apparente anthropologiquement à l’expérience familiale ou clanique, pour le meilleur et pour le pire. On y entre généralement tout jeune, en cours ou en sortie d’études prestigieuses à l’École polytechnique, à l’École normale supérieure ou à l’ENA. Une fois passée l’épreuve de l’admission, le corps, telle une entité englobante, se charge du reste. Sur un mode personnalisé, et tout au long de leur vie professionnelle, les élèves « corpsards » bénéficient d’avantages liés à leur appartenance à cette famille de la haute fonction publique. 

Les interventions du corps en faveur de ses membres sont de multiples natures : il peut s’agir de l’action directe des gestionnaires de corps, ces hauts fonctionnaires mi-DRH, mi-coachs, employés par le corps pour obtenir les meilleures positions à ses membres au sein de l’État, voire – pour les plus puissants comme le prestigieux corps des Mines – dans les hautes sphères managériales du secteur privé. De la capacité d’influence de ces gestionnaires, de leur clairvoyance pour placer ses membres au cœur des lieux de pouvoir dépendent le prestige du corps et, plus fondamentalement, son influence sur les affaires du monde.

Au-delà de ces avantages directs, la solidarité au sein de ces corps est un élément déterminant de leur puissance. Une position enviée s’obtient souvent grâce au soutien d’un « ancien », capable de vous informer sur des enjeux internes que les autres candidats ne maîtrisent pas, ou de se porter garant de vos qualités professionnelles au seul titre de votre appartenance commune au même corps.

Rapidement, l’action des gestionnaires et les appuis donnés par les autres membres du même corps créent un réseau d’avantages et d’obligations qui, tout en soutenant ses membres, les contraint à agir à leur tour en faveur du corps. Une solidarité d’ordre quasi domestique s’installe – parfois de longue date pour les corps les plus anciens comme les Ponts, les Mines, le Conseil d’État ou la Cour des comptes –, qui à la fois protège et formate les comportements.

Pour ses membres, une telle relation présente évidemment une série d’avantages considérables, tant que le corps les soutient et les appuie. Mais une telle situation peut se retourner contre eux quand ce même corps – parfois suffisamment petit pour que chacun et chacune se connaisse, au moins de vue – les rejette et choisit de leur barrer la route, en considérant, par exemple, qu’il est stratégique de les empêcher de ternir leur image. 

Pour la puissance publique, ces corps représentent une ressource ambiguë. Dans le meilleur des cas, ils favorisent des cultures professionnelles qui échappent à la seule verticalité des organisations administratives. En cas de désaccord avec sa hiérarchie, et tant que ce désaccord ne constitue pas une entorse à la déontologie du corps, le haut fonctionnaire bénéficiera d’un soutien qui lui permettra d’exprimer des critiques ou de s’opposer à sa hiérarchie sans crainte de représailles. Dans des administrations de plus en plus contraintes par des enjeux politiques de court terme, un tel fonctionnement peut être mis au service du bien commun.

Mais dans le pire des cas, ces logiques de corps nourrissent le corporatisme le plus étriqué. Elles consistent alors essentiellement à sécuriser les positions de pouvoir – aux dépens de toute forme de renouvellement et d’ouverture. 

La difficulté à réformer les corps témoigne de l’ambivalence de leur fonctionnement. L’absence de critiques internes et les réseaux tentaculaires d’anciens au sein de la haute fonction publique et dans les grandes entreprises du CAC 40, regroupés dans d’influentes associations, empêchent toute tentative de normalisation. Au nom de leur loyauté au service de l’État et de l’excellence de leur recrutement, les corps s’opposent aux demandes de transparence et de suppression de leur statut d’exception. Un paradoxe troublant lorsque l’on sait que ce sont les mêmes qui réclament la suppression des avantages acquis des fonctionnaires moins gradés qu’eux. 

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