Si l’ENA vient à peine de dépasser l’âge de la majorité, elle est pourtant déjà une institution. Car la France est d’abord une administration et les Énarques sont en voie d’en conquérir les postes de commandement. Désormais, chaque année qui passe est une année qu’ils gagnent en ambassades, en préfectures, en directions. Ainsi c’est l’Énarque qui représente maintenant dans notre pays le visage quotidien du pouvoir. 

L’ENA fut longtemps pour les Français, tout comme leurs routes, un sujet de contentement : pour ceux qui en étaient sortis, pour ceux qui y entreraient, mais aussi pour ceux qui n’en seraient jamais : déjà les mamans ont troqué dans leurs rêves le bicorne du polytechnicien pour la casquette du sous-préfet ou l’uniforme du contrôleur civil. Le général de Gaulle pouvait donc déclarer en 1963 : « Après avoir décrété, il y a pas mal d’années, la mise au monde de l’ENA, je me félicite de tout mon cœur de la voir prospérer. » […]

Il fallut attendre la défaite, puis la Résistance et la Libération pour qu’on réformât le recrutement des hauts fonctionnaires et que fût créée l’ENA ; c’est un trait de culture qu’après chaque désastre, la France cherche, pour se réformer, à refaire d’abord son administration.

Conquête de la Résistance, l’École portait sans doute dès l’origine la marque d’une inspiration plus proche du despotisme éclairé que du socialisme. En tout cas, l’ordonnance du 10 octobre 1945 était faite pour révolutionner le vieux système des castes et des grands corps : nationalisant l’École libre des sciences politiques et fondant en province des instituts concurrents, regroupant tous les anciens concours en un seul, ouvrant l’accès de la nouvelle école aux combattants et aux boursiers dits « de service public », ce texte était une menace directe contre les anciens privilèges de recrutement. Il aurait pu donner à un État démocratique et populaire une phalange d’administrateurs à la fois compétents et absolument dévoués.

Mais une réforme qui n’est soutenue par aucune volonté de contestation et par aucun messianisme social ne vaut pas mieux que la société où elle est faite. L’ambiguïté de l’École était celle de la Résistance, qui voulait restaurer plutôt que refaire la France. La Résistance en est morte et l’ENA s’en est trouvée pervertie.

En effet, elle apparaît aujourd’hui comme une institution dévoyée, où le conformisme et les appétits de carrière apprennent à rimer, qui prépare d’excellents fonctionnaires, c’est-à-dire de fidèles intendants du néocapitalisme, ayant un sens élevé du service public, c’est-à-dire ne se mêlant en aucun cas de juger ce qu’ils font.

Toutefois, comme toutes les idées scoutes, l’ENA a un aspect positif. Partant d’une bonne intention, elle fait voir les mauvaises. Comme le suffrage universel, le recrutement de la haute administration par concours, dans une société qui reste de castes et de classes, est un pari douteux pouvant réserver des surprises. L’Énarque, s’il est croyant, introduira le sens dangereux de la cohérence dans une société qui craint biologiquement la rigueur et la lumière, et s’il est mécréant, un ferment de démoralisation dans une société qui n’en a pas besoin. Toujours, il est un élément de dissolution.

Sur cette destinée ambiguë, l’Énarque n’aime guère à s’exprimer. Professionnellement, ces choses-là le dépassent. Aussi n’y a-t-il pas de littérature sur l’ENA, sinon quelques articles conformistes ou venimeux, presque toujours superficiels. Et pourtant il le faut : parler de l’ENA, c’est le faire de toute la société dont elle est à la fois la caricature et la négation ; et la gauche ne peut se désintéresser de la réforme de l’ENA, car la qualité de l’instrument n’est jamais indifférente à la bonne fin d’une politique. 

Jacques Mandrin (pseudo de J.-P. Chevènement, Alain Gomez et Didier Motchane), L’Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise, La Table ronde, 1967, repris dans Jean-Pierre Chevènement, Passion de la France © Robert Laffont, 2019 

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