Anatole France

C’est une question de savoir si Viollet-le-Duc et ses disciples n’ont point accumulé plus de ruines en un petit nombre d’années, par art et méthode, que n’avaient fait, par haine ou mépris, durant plusieurs siècles, les princes et les peuples, dégoûtés à l’envi des vestiges d’un passé qui leur semblait barbare. C’est une question de savoir si nos églises du Moyen Âge n’eurent pas à souffrir aussi cruellement du zèle indiscret des nouveaux architectes que de cette longue indifférence qui les laissait vieillir tranquilles. Viollet-le-Duc obéissait à une idée vraiment inhumaine quand il se proposait de ramener un château ou une cathédrale à un plan primitif qui avait été modifié dans le cours des âges ou qui, le plus souvent, n’avait jamais été suivi. L’effort en était cruel. Il allait jusqu’à sacrifier des œuvres vénérables et charmantes et à transformer, comme à Notre-Dame de Paris, la cathédrale vivante en cathédrale abstraite. Une telle entreprise est en horreur à quiconque sent avec amour la nature et la vie. Un monument ancien est rarement d’un même style dans toutes ses parties. Il a vécu, et tant qu’il a vécu il s’est transformé. Car le changement est la condition essentielle de la vie. Chaque âge l’a marqué de son empreinte. C’est un livre sur lequel chaque génération a écrit une page. Il ne faut altérer aucune de ces pages. Elles ne sont pas de la même écriture parce qu’elles ne sont pas de la même main. Il est d’une fausse science et d’un mauvais goût de vouloir les ramener à un même type. Ce sont des témoignages divers, mais également véridiques. 

Pierre Nozière, 1899

 

François Rabelais

Quelques jours après qu’ils se furent reposés, Gargantua visita la ville et il fut vu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et stupide de nature, qu’un bateleur, un montreur de reliques, un mulet avec ses clochettes, un vielleux au milieu d’un carrefour, assembleront plus de gens que ne ferait un bon prêcheur de l’Évangile.

Et ils l’importunèrent tant à le poursuivre qu’il fut contraint de se réfugier sur les tours de l’église Notre-Dame. En cet endroit, voyant tant de gens autour de lui, il dit d’une voix claire :

« Je crois que ces maroufles veulent que je leur paye ici ma bienvenue et mon cadeau d’arrivée. C’est raison. Je vais leur payer à boire, mais ce ne sera que par ris. »

Alors, en souriant, il détacha sa belle braguette, et il les compissa si aigrement qu’il en noya deux cent soixante mille quatre cent dix-huit, sans les femmes et les petits enfants. […]

Ceci fait, Gargantua considéra les grosses cloches qui étaient dans lesdites tours, et il les fit sonner bien harmonieusement. Ce faisant, il lui vint à l’esprit qu’elles serviraient bien de clochettes au cou de sa jument, qu’il voulait renvoyer à son père toute chargée de fromages de Brie et de hareng frais. De fait, il les emporta au logis. 

Gargantua, édition modernisée, 1534
© Flammarion, « Étonnants classiques », 1995

 

Paul Claudel

Je suis né le 6 août 1868. Ma conversion s’est produite le 25 décembre 1886. J’avais donc dix-huit ans. Mais le développement de mon caractère était déjà, à ce moment, très avancé. Bien que rattachée des deux côtés à des lignées de croyants qui ont donné plusieurs prêtres à l’Église, ma famille était indifférente et, après notre arrivée à Paris, devint nettement étrangère aux choses de la foi.

Auparavant, j’avais fait une bonne première communion qui, comme pour la plupart des jeunes garçons, fut à la fois le couronnement et le terme de mes pratiques religieuses… À dix-huit ans, je croyais donc ce que croyaient la plupart des gens dits cultivés de ce temps…

Je vivais d’ailleurs dans l’immoralité et, peu à peu, je tombai dans un état de désespoir…

Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que, dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents. C’est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j’assistai avec un plaisir médiocre à la grand-messe. Puis, n’ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise en robes blanches et les élèves du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat. J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur, à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. 

En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable…

J’ose dire que je fis une belle défense et que la lutte fut loyale et complète. Rien ne fut omis… Mais enfin, dès le soir même de ce mémorable jour à Notre-Dame, après que je fus rentré chez moi par les rues pluvieuses qui me semblaient maintenant si étranges, j’avais pris une bible protestante qu’une amie allemande avait donnée autrefois à ma sœur Camille et, pour la première fois, j’avais entendu l’accent de cette voix si douce et si inflexible qui n’a cessé de retentir dans mon cœur…

Je fis ma seconde communion en ce même jour de Noël, le 25 décembre 1890, à Notre-Dame. 

Contacts et circonstances, 1940
© Éditions Gallimard

 

Charles De Gaulle

À la Libération, en 1944

J’entre donc dans la cathédrale. Faute de courant, les orgues sont muettes. Par contre, des coups de feu retentissent à l’intérieur. Tandis que je me dirige vers le chœur, l’assistance, plus ou moins courbée, fait entendre ses acclamations. Je prends place. […] Le Magnificat s’élève. En fut-il jamais chanté de plus ardent ? Cependant, on tire toujours. Plusieurs gaillards, postés dans les galeries supérieures, entretiennent la fusillade. Aucune balle ne siffle à mes oreilles. Mais les projectiles, dirigés vers la voûte, arrachent des éclats, ricochent, retombent. Plusieurs personnes en sont atteintes. Les agents, que le préfet de police fait monter jusqu’aux parties les plus hautes de l’édifice, y trouveront quelques hommes armés ; ceux-ci disant qu’ils ont fait feu sur des ennemis indistincts. Bien que l’attitude du clergé, des personnages officiels, des assistants, ne cesse d’être exemplaire, j’abrège la cérémonie. 

Mémoires de guerre, 1956 © Plon

 

Jules de Goncourt

Pendant la Commune de Paris, en 1871

Jeudi 4 mai. — […] Le soir, Verlaine confesse une chose incroyable. Il déclare qu’il a dû combattre et empêcher une proposition qui voulait se produire : — une proposition demandant la destruction de Notre-Dame-de-Paris. 

Journal des Goncourt : Mémoire de la vie littéraire, t. IV, 1892

 

Joris-Karl Huysmans

Prenons Notre-Dame de Paris ; elle a été rafistolée et retapée de fond en comble ; ses sculptures sont rapiécées quand elles ne sont pas toutes modernes ; en dépit des dithyrambes d’Hugo, elle demeure de second ordre ; mais elle a sa nef, son merveilleux transept ; elle est même nantie d’une ancienne statue de la Vierge devant laquelle s’est beaucoup agenouillé M. Olier ; eh bien, l’on a tenté de ranimer, dans son vaisseau, le culte de Notre-Dame, de déterminer un mouvement de pèlerinage et tout y est mort ! cette Cathédrale n’a plus d’âme ; elle est un cadavre inerte de pierre ; essayez d’y entendre une messe, de vous approcher de la Table, et vous sentirez une chape de glace tomber sur vous. Cela tient-il à son abandon, à ses offices assoupis, à la rémolade de freddons qu’on y bat, à sa fermeture, hâtée le soir, à son réveil tardif, bien après l’aube ? cela tient-il aussi à ces visites tolérées d’indécents touristes, de goujats de Londres que j’ai vus, parlant tout haut, restant, au mépris des plus simples convenances, assis devant l’autel, alors que l’on donnait la bénédiction du Saint-Sacrement, en face d’eux ! Je ne sais, mais ce que je certifie, c’est que la Vierge n’y réside pas jours et nuits, toujours, comme à Chartres. 

La Cathédrale, 1898

 

Honoré de Balzac

En 1836, par une belle soirée du mois de septembre, un homme d’environ trente ans restait appuyé au parapet de ce quai d’où l’on peut voir à la fois la Seine en amont depuis le jardin des Plantes jusqu’à Notre-Dame, et en aval la vaste perspective de la rivière jusqu’au Louvre. Il n’existe pas deux semblables points de vue dans la capitale des idées. On se trouve comme à la poupe de ce vaisseau devenu gigantesque. On y rêve Paris depuis les Romains jusqu’aux Francs, depuis les Normands jusqu’aux Bourguignons, le Moyen Âge, les Valois, Henri IV et Louis XIV, Napoléon et Louis-Philippe. De là, toutes ces dominations offrent quelques vestiges ou des monuments qui les rappellent au souvenir. Sainte-Geneviève couvre de sa coupole le Quartier latin. Derrière vous s’élève le magnifique chevet de la cathédrale. L’Hôtel-de-Ville vous parle de toutes les révolutions, et l’Hôtel-Dieu de toutes les misères de Paris. Quand vous avez entrevu les splendeurs du Louvre, en faisant deux pas vous pouvez voir les haillons de cet ignoble pan de maisons situées entre le quai de la Tournelle et l’Hôtel-Dieu, que les modernes échevins s’occupent en ce moment de faire disparaître.

En 1835, ce tableau merveilleux avait un enseignement de plus : entre le Parisien appuyé au parapet et la cathédrale, le Terrain, tel est le vieux nom de ce lieu désert, était encore jonché des ruines de l’archevêché. Lorsque l’on contemple de là tant d’aspects inspirateurs, lorsque l’âme embrasse le passé comme le présent de la ville de Paris, la religion semble logée là comme pour étendre ses deux mains sur les douleurs de l’une et l’autre rive, aller du faubourg Saint-Antoine au faubourg Saint-Marceau. Espérons que tant de sublimes harmonies seront complétées par la construction d’un palais épiscopal dans le genre gothique, qui remplacera les masures sans caractère assises entre le Terrain, la rue d’Arcole, la cathédrale et le quai de la Cité.

Ce point, le cœur de l’ancien Paris, en est l’endroit le plus solitaire, le plus mélancolique. Les eaux de la Seine s’y brisent à grand bruit, la cathédrale y jette ses ombres au coucher du soleil. On comprend qu’il s’y émeuve de graves pensées chez un homme atteint de quelque maladie morale. Séduit peut-être par un accord entre ses idées du moment et celles qui naissent à la vue de scènes si diverses, le promeneur restait les mains sur le parapet, en proie à une double contemplation : Paris et lui ! Les ombres grandissaient, les lumières s’allumaient au loin, et il ne s’en allait pas, emporté qu’il était au courant d’une de ces méditations grosses de notre avenir, et que le passé rend solennelles. 

L’Envers de l’histoire contemporaine, 1848

 

Louis Aragon

Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant 

« Le paysan de Paris chante », Il ne m’est Paris que d’Elsa, 1964

 

Théophile Gautier

Las de ce calme plat où d’avance fanées,
Comme une eau qui s’endort, croupissent nos années ;
Las d’étouffer ma vie en un salon étroit
Avec de jeunes fats et des femmes frivoles
Échangeant sans profit de banales paroles ;
Las de toucher toujours mon horizon du doig


Pour me refaire au grand et me rélargir l’âme,
Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame,
Je suis allé souvent, Victor,
À huit heures, l’été, quand le soleil se couche,
Et que son disque fauve, au bord des toits qu’il touche,
Flotte comme un gros ballon d’or.


Tout chatoie et reluit ; le peintre et le poëte
Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,
Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux ;
Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,
Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles ;
Ithuriel répand son écrin dans les cieux.


Cathédrales de brume aux arches fantastiques,
Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,
Par la glace de l’eau doublés ;
La brise qui s’en joue et déchire leurs franges
Imprime, en les roulant, mille formes étranges
Aux nuages échevelés.


Comme, pour son bonsoir, d’une plus riche teinte
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ébauchée à grands traits à l’horizon de feu ;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s’endormir, élève vers son Dieu.


Ainsi que sa patronne, à sa tête gothique
La vieille église attache une gloire mystique
Faite avec les splendeurs du soir ;
Les roses des vitraux, en rouges étincelles,
S’écaillent brusquement, et comme des prunelles,
S’ouvrent toutes rondes pour voir.


La nef épanouie, entre ses côtes minces,
Semble un crabe géant faisant mouvoir ses pinces,
Une araignée énorme, ainsi que des réseaux,
Jetant au front des tours, au flanc noir des murailles,
En fils aériens, en délicates mailles,
Ses tulles de granit, ses dentelles d’arceaux.


Aux losanges de plomb du vitrail diaphane,
Plus frais que les jardins d’Alcine ou de Morgane,
Sous un chaud baiser de soleil,
Bizarrement peuplés de monstres héraldiques,
Éclosent tout d’un coup cent parterres magiques
Aux fleurs d’azur et de vermeil.


Légendes d’autrefois, merveilleuses histoires
Écrites dans la pierre, enfers et purgatoires,
Dévotement taillés par de naïfs ciseaux ;
Piédestaux du portail, qui pleurent leurs statues,
Par les hommes et non par le temps abattues,
Licornes, loups-garous, chimériques oiseaux ;


Dogues hurlant au bout des gouttières, tarasques,
Guivres et basilics, dragons et nains fantasques,
Chevaliers vainqueurs de géants,
Faisceaux de piliers lourds, gerbes de colonnettes,
Myriades de saints roulés en collerettes,
Autour des trois porches béants ;


Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles
Où l’arabesque folle accroche ses dentelles
Et son orfèvrerie, ouvrée à grand travail ;
Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,
Aiguilles de corbeaux et d’anges surmontées :
La cathédrale luit comme un bijou d’émail ! 

« Notre-Dame », La Comédie de la mort, 1838

 

Katherine Mansfield

Je suis assise au soleil, sur un large banc, tout contre Notre-Dame. En face de moi, une haie de lierre. Un vieux bonhomme marche le long de la haie, un panier au bras et arrache les feuilles flétries. Dans le jardin des prêtres, on fauche le gazon. J’adore cette grande cathédrale. La petite vue que j’en ai en ce moment me montre des clochetons pointus et grêles, ciselés sur le bleu, et un ou deux perroquets de pierre accroupis, perchés sur un petit balcon. On dirait un croquis à la plume tracé par quelque gnome. Et les saints me plaisent, qui portent leur couronne autour du cou et tiennent leur tête dans leurs mains. 

Journal, trad. M. Deuproix, A. Marcel et A. Bay © Stock, 1932

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