Qu’avez-vous pensé en voyant Notre-Dame brûler ?

C’est un accident grave, symboliquement fort, mais ce n’est qu’un accident, et il n’a pas fait de morts. Mais l’émotion ressentie ouvre une réflexion sur notre religion patrimoniale, sur notre rapport au temps : comment en est-on arrivé à croire que Notre-Dame était éternelle ? C’est pourtant le sort des cathédrales de s’effondrer, vu le gigantisme de leur construction : Reims en 1914, Nantes, Beauvais… La perte de « la forêt » (surnom donné à la charpente de Notre-Dame datant du XIIIe siècle) est triste et déplorable, mais le grand public ne la voyait pas. Par cet événement, Notre-Dame se révèle comme une balise du présentisme contemporain.

Que voulez-vous dire ?

Dans la certitude de l’immobilité de Notre-Dame – certitude aujourd’hui contrariée –, il y a une remise en question de notre rapport à l’éternité. La cathédrale est au milieu de la ville. Tout le monde la voit comme un totem, mais personne ne la voit vraiment. Est-on certain de savoir ce qu’elle représente pour nous, sinon cette idée toute simple qu’on a eu la capacité de maintenir l’apparence de 850 ans d’histoire ? Encore faut-il nuancer : si le culte de la Vierge Marie a bien pris une importance décisive au XIIe siècle, Notre-Dame est longtemps restée une cathédrale parmi les autres – l’archevêché lui-même était d’ailleurs à Sens, et non à Paris. 

Précisons que les cathédrales gothiques signent un style capétien, qui s’appelle au Moyen Âge opus francigenum, « œuvre à la française » – au sens régional de l’Île-de-France. Les cathédrales comparables à Notre-Dame sont donc celles du Bassin parisien, Noyon, Laon, Bourges, la plus au sud, et Beauvais. Dans ce dispositif, Notre-Dame occupe le centre d’une couronne de pierres. Si Philippe Auguste y investit beaucoup, avant Saint Louis, c’est que Paris est devenue une capitale.

Quand Notre-Dame s’impose-t-elle comme un monument national ?

Il faut attendre le XVIIe siècle. Bien sûr, de grands événements s’étaient produits à Notre-Dame pendant l’époque médiévale, dont un premier couronnement royal, celui de l’Anglais Henri VI en 1431. Ou encore la réhabilitation de Jeanne d’Arc en 1436. Il faut aussi rappeler qu’en 1302, c’est en ces lieux que Philippe Le Bel convoque une assemblée qui servira de racine à l’institution des États généraux. Et sa statue équestre sera installée à l’intérieur de Notre-Dame au début xive. Mais elle est d’abord un sanctuaire parisien qui magnifie la puissance des marchands, lesquels ont, dès le XIIe siècle, largement financé sa construction, à concurrence du roi, pour en faire un « monstre » de l’époque. C’est l’affaire du vœu de Louis XIII qui lui conférera un statut national.

De quelle façon ?

Entre 1632 et 1638, parce qu’il n’a pas encore d’héritier, Louis XIII décide de consacrer son royaume à la Vierge Marie. La grâce lui sera donnée d’avoir un fils, le futur Louis XIV. On est en plein dans la Contre-Réforme. Il faut recatholiciser la France. Ce vœu royalise et nationalise le culte de la Vierge Marie, et donne une place nouvelle à Notre-Dame. Mais le roi possède aussi d’autres sanctuaires qui vont durer jusqu’à la fin de l’Ancien Régime : la basilique de Saint-Denis, qui a le monopole des funérailles des rois, et la Sainte-Chapelle, siège de la religion royale, qui conservait la couronne d’épines et les reliques de la Passion du Christ. Mais depuis la Révolution, comme par un effet de transfert, on peut considérer que Notre-Dame rassemble les fantômes à la fois de Saint-Denis et de la Sainte-Chapelle.

C’est-à-dire ?

Dès l’Ancien Régime, de grandes cérémonies publiques ont lieu à Notre-Dame, soit des célébrations en vue des batailles, soit des funérailles. Et la fameuse couronne d’épines, relique politique – c’est la couronne du Christ Roi –, dont le reliquaire avait été fondu en 1793, réapparaît comme par miracle en 1804 et est déposée à Notre-Dame avant le sacre de Napoléon. C’est ce couronnement qui nationalise et politise Notre-Dame. Elle a ainsi récupéré des fonctions que d’autres sanctuaires exerçaient de façon privilégiée, ce qui crée l’ambiguïté fondamentale dans laquelle nous sommes à son égard.

Peut-on dire que l’universalisation de Notre-Dame commence avec Victor Hugo ?

C’est exact. À l’époque de la Restauration, les Bourbons investissent Notre-Dame, mais Charles X n’y est pas sacré. La Contre-Révolution et la réaction s’appuient sur Notre-Dame sans complètement l’investir. Victor Hugo hérite de cette histoire. On retient qu’il fait de Notre-Dame une personne dotée d’une tête, d’un corps, de bras. Le dispositif du corps de pierre, totalement imaginaire, explique le fétichisme patrimonial qui naît autour de la cathédrale. Après l’incendie de l’archevêché en 1831, la volonté apparaît de la transformer en véritable monument. Jusqu’alors, elle est prise dans la gangue urbaine parisienne, que Balzac décrit marquée par la domination des tours sur la ville. Le parvis sera aménagé ultérieurement, lors des travaux d’urbanisme d’Haussmann. La personnification littéraire d’Hugo correspond à ce dégagement urbain, à la logique nouvelle du patrimoine comme extraction et sélection. Avec Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, la cathédrale devient la relique d’elle-même. D’où l’émotion d’aujourd’hui : on vit cet accident comme une mutilation, alors que le monument est encore debout.

Quels sont les apports de Viollet-le-Duc ?

Viollet-le-Duc va inventer avec Notre-Dame l’idée qu’on peut restaurer un monument dans un état qui peut ne pas avoir existé ! Il s’agit de préserver une partie du corps, du cœur d’origine, mais pour le reste, le pastiche domine – à commencer par la flèche. L’important, pour lui, c’était surtout de respecter le système gothique, et notamment le fait que Notre-Dame n’était pas une cathédrale construite par un architecte, mais l’œuvre collective de tous ses artisans. Viollet-le-Duc va donc poursuivre sa propre interprétation de la théorie gothique, ce qui le pousse même à envisager de prolonger chacune des tours par des flèches, comme sur la cathédrale de Cologne – la rivalité franco-prussienne bat alors son plein. L’art gothique en tant que principe devient alors une valeur esthétique qui exprimerait une conquête de l’esprit humain, une maîtrise de la matière et de la physique. La nationalisation de Notre-Dame la prépare alors à devenir l’une des merveilles du monde.

À quel moment le devient-elle ?

Au cours du XXe siècle. Les funérailles nationales de Thiers, puis surtout de Victor Hugo, en 1885, préparent ce statut nouveau, qui ne fera que s’amplifier au cours du siècle suivant. L’historiographie, d’abord, lui offre une place nouvelle : le XIIIe siècle est vu rétrospectivement comme une période de Lumières au milieu du Moyen Âge, et Notre-Dame, comme l’une des principales reliques de cette époque. Et le développement de l’iconographie autour de Notre-Dame, notamment au cinéma, achève de précipiter son statut de monument mondialement connu, visité par des millions de touristes chaque année. Aujourd’hui, Notre-Dame est devenue un passage obligé, statut qu’elle n’avait pas il y a quelques décennies encore. Cet engouement est aussi porté par un regain d’intérêt pour le religieux via le patrimoine. L’Église a compris l’intérêt qu’elle avait à valoriser ce patrimoine (songez aussi à Vézelay ou au Mont-Saint-Michel), à rappeler par ce biais qu’elle est bien « catholique » – « universelle » en grec.

Notre-Dame est-elle aujourd’hui un monument religieux ou national ?

Depuis le XIXe siècle, il y a une grande ambiguïté, qui s’est notamment prolongée dans le champ politique. Notre-Dame est une église nationale officieuse. Les funérailles nationales qui s’y tiennent, pour le général de Gaulle ou François Mitterrand par exemple, n’y ont jamais un caractère officiel, elles s’imposent comme une évidence. Pourtant, nous avons un temple républicain : le Panthéon. On pourrait imaginer que s’y déroulent les cérémonies de ce genre, surtout depuis la loi de 1905. Les armées ont les Invalides, voire l’Arc de Triomphe. Mais, faute d’avoir véritablement réussi à bâtir une sacralité républicaine autonome, Notre-Dame reste aujourd’hui un sanctuaire incontournable dès lors qu’on est en attente de sacré.

Pourquoi cet incendie nous touche-t-il tellement ?

Nous sommes soudainement confrontés à notre religion patrimoniale, soit un certain fétichisme des monuments qui nous pousse à vouer un culte aux reliques architecturales. Dans le cas de Notre-Dame, il y a une superposition entre la forme et la matière. Nous avons voulu conserver à la fois la forme de la cathédrale et une partie de ses matériaux originels, ce qui ne va pas forcément de soi. Quand on a rebâti la cathédrale de Reims après la Grande Guerre, on a utilisé du béton armé. Aujourd’hui, le fétichisme de la matière s’est renforcé, ce qui fait que nous pleurons une charpente en bois que, pour la plupart, nous n’avons jamais vue, hormis dans des documentaires sur les dessous du patrimoine. Cet incendie, il y a cinquante ans, aurait été vu comme un incident déplorable, non une catastrophe irréversible. Mais nous sommes attachés aux reliques architecturales, à la croyance en la présence réelle de ces vestiges qui leur conférerait une qualité supérieure. On connaît l’exemple inverse dans beaucoup de pays d’Asie, où tous les temples sont médiévaux, mais aucun n’a plus de cent ans d’âge : dans leur cas, ce qui est conservé, ce n’est pas la matière, mais le savoir-faire, le patrimoine immatériel. Cela induit aussi un rapport au temps et au passé différent : Notre-Dame s’est longtemps détériorée car on avait oublié comment elle avait été construite. Et il a fallu que Viollet-le-Duc, qui était autant archéologue qu’architecte, en étudie les ruines pour exhumer les traditions et se lancer dans la rénovation. 

« Notre-Dame-de-Paris sera rebâtie en cinq ans », a promis Emmanuel Macron. Faut-il rebâtir la cathédrale à l’identique ?

C’est une question clé par rapport à notre religion patrimoniale : à l’identique, d’accord, mais de quelle époque ? Quel style, quelle période faut-il privilégier ? On ne peut jamais rebâtir à l’identique, car toute opération de reconstruction implique une destruction, et l’ajout d’éléments nouveaux. Si on veut reconstruire Notre-Dame comme au XIIe siècle, alors il faudra la détruire davantage encore que ne l’a fait l’incendie. Il faudra raser les apports de Viollet-le-Duc et refaire toute la façade, qui sont des héritages du XIX siècle. Alors, comment faire ? Faut-il obéir à une vision nostalgique qui imposerait de rebâtir au plus proche de ce qu’était Notre-Dame la semaine dernière ? Ou faut-il être fidèle à l’esprit des cathédrales, celui du grand chantier, et alors ajouter un style nouveau à tous les précédents, une interprétation originale de ce que pourrait être ce monument ? Un chantier était déjà engagé. Aujourd’hui, les restaurateurs auront les mains libres pour travailler. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & ÉRIC FOTTORINO

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