On associe couramment le néolibéralisme au désengagement de l’État et à son repli sur les fonctions régaliennes. Pourtant, si cet État minimal est bien celui des ultralibéraux et des libertariens, le programme du néolibéralisme est tout autre, et l’on doit à Michel Foucault de nous l’avoir rappelé dès la fin des années 1970. Né dans le sillage de la crise de 1929, le nouveau libéralisme constate les dégâts du laisser-faire et affirme haut et fort que l’État doit revenir dans le jeu, pour construire artificiellement les conditions d’un marché juste, assurant à chacun « l’égalité des chances » dans une compétition loyale, libre et non faussée. C’est ce que soutiennent en chœur l’économiste Friedrich Hayek et les ordolibéraux allemands, qui ont largement inspiré la construction européenne et ses traités. Mais en poursuivant l’enquête de Foucault dans l’Amérique des années 1930, je me suis rendu compte que le néolibéralisme était allé plus loin encore. 

En lisant Walter Lippmann, ce grand essayiste politique qui a fourni sa matrice théorique au courant néolibéral dès 1938, j’ai découvert que son véritable « agenda » était de « transformer l’espèce humaine ». Car, si l’histoire biologique de notre espèce nous a légué des dispositions psychiques et cognitives adaptées à des environnements stables et clos, Lippmann estime qu’elles sont devenues inadaptées au nouvel environnement mondialisé que nous avons nous-mêmes créé. Aussi le nouvel État libéral doit-il déployer une vaste politique de santé et d’éducation qui modifie l’équipement et les compétences de notre espèce, en la rendant flexible, mobile et indéfiniment adaptable au nouveau monde ouvert et en accélération constante de la mondialisation. 

Second enseignement passionnant de cette histoire : sur sa route, Lippmann s’est heurté à un autre grand libéral américain, le philosophe pragmatiste John Dewey, qui contestait que l’économie mondialisée soit la fin de l’évolution et qui n’a cessé d’objecter à Lippmann la vraie leçon de Darwin, celle du « laboratoire expérimental de la vie », qui part sans cesse dans une multiplicité de directions imprévisibles et que personne ne peut figer dans un cap indiscutable. Or, c’est ce qui devrait inspirer, d’après lui, les sociétés réellement « libérales », en laissant les publics expérimenter eux-mêmes leurs propres manières de vivre et en mettant l’État au service de leurs expérimentations. 

À la lumière du grand débat entre Lippmann et Dewey, la question n’est donc pas de savoir si l’État doit s’engager ou se désengager. Elle est plutôt de savoir à quoi il doit servir. Doit-il nous forcer à nous adapter aux exigences de la mondialisation ? Ne doit-il pas plutôt se mettre au service des publics et de leurs problèmes, en faisant le pari qu’ils sont les mieux placés pour transformer eux-mêmes les environnements dans lesquels ils souhaitent vivre ? La question de la privatisation des aéroports est de ce point de vue emblématique. La cession d’ADP imposée par la loi Pacte n’a pas seulement le tort de satisfaire les intérêts privés d’un capitalisme de prédation. Elle s’inscrit aussi, symboliquement, dans l’agenda du néolibéralisme : promouvoir le monde prétendument « ouvert » de la compétition jusque sur les zones frontalières, traditionnellement réservées à la souveraineté, et imposer ce choix stratégique sans concertation démocratique, au nom d’un « cap » que les populations ne sauraient discuter. Si cette décision se heurte aujourd’hui à tant de résistances, c’est que tout le monde sent bien que c’est ce cap, justement, qu’il s’agit désormais de discuter. 

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