L’annonce par l’ÉTAT de la privatisation d’ADP (ex-Aéroports de Paris), de la Française des jeux et de son désengagement d’Engie, peut-être demain des routes nationales, relance la question de la justification des privatisations, du rôle dans l’économie de la puissance publique, de ses intérêts stratégiques et du financement des infrastructures pour des pays endettés. Le débat ne se cantonne évidemment pas à la France et il n’est pas nouveau. Au-delà de leurs interventions indirectes, les États ont également mobilisé toute une gamme d’instruments pour renouveler des formes d’interventions directes visant à créer, influencer ou structurer des marchés. 

Des États recomposés

Avant de tenter de mesurer l’évolution du poids de l’État dans l’économie et de rendre compte de ses interventions directes et indirectes, il faut d’abord rappeler les transformations profondes des États en Europe, auxquelles n’échappe pas la France. 

Premièrement, les élites des États rendent des comptes à leurs citoyens, mais pas seulement. Les élites administratives et politiques des pays membres de l’Union européenne sont dépendantes les unes des autres et de la Commission européenne. Elles se coordonnent, se contraignent et se surveillent étroitement pour tout un ensemble de politiques, notamment économiques – par exemple, pour les aides d’État aux entreprises, les questions de règlementations et de normes ou la politique de concurrence. Les élites des États endettés rendent aussi des comptes aux marchés financiers (qui votent toutes les semaines en accordant des prêts) et aux entreprises qui investissent ou non. Quand on rend des comptes à trois groupes bien différents, mettre en place des compromis n’est pas facile. 

Deuxièmement, les États européens ne disparaissent pas, bien sûr, mais connaissent de profondes recompositions : des bureaucraties et des domaines d’intervention se renforcent ou apparaissent (audit, contrôle, organisation contre les discriminations, environnement, personnes âgées), d’autres sont en retrait (gestion du territoire, nationalisations, infrastructures). 

Troisièmement, les causes de ces transformations font débat. L’explication la plus générale et la plus importante se résume aux changements d’échelle. Des pans entiers des sociétés, de l’économie, de la culture, de la politique, sont moins contraints, enfermés au sein des frontières nationales et s’organisent à des échelles supranationales, parfois infranationales. La recherche met en évidence des processus de dénationalisation de l’autorité politique et de déconnexion entre société et État. 

Enfin, les États sont aussi des États capitalistes. Leur transformation s’explique par les processus d’extension de la sphère marchande, de globalisation, de financiarisation qui mettent à mal à tout le moins la capacité de l’État à contrôler, réguler, sanctionner les acteurs économiques. 

Libéralisation, retrait et redéploiement

Au sein de l’Union européenne et un peu plus largement au sein de l’OCDE, il n’y a pas d’effacement du rôle de l’État dans l’économie sous l’effet des pressions hégémoniques néolibérales. Si l’on prend une mesure simple, le poids de l’État, mesuré en termes de pourcentage de la dépense publique dans le PIB, a un peu augmenté après 2008 (50,1 % du PIB en moyenne en 2009) avec une tendance à la décrue ensuite – qui ne concerne pas les dépenses sociales –, notamment en Grande-Bretagne, Irlande, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Suède. À l’échelle de l’OCDE, on observe plutôt une légère croissance du poids de l’État (48,5 % du PIB en 2015 ; 56,5 % en France). Ceci est allé de pair avec une forte croissance de la dette qui connaît une légère décrue depuis 2016 (80,5 % du PIB) dans l’Union européenne (97 % en France).

Pour ce qui concerne le contrôle direct des entreprises par les États, la tendance de fond est celle d’une libéralisation incrémentale, à savoir un déclin régulier du contrôle direct d’entreprises dans différents domaines par l’État. L’État européen interventionniste, qui nationalise et contrôle des pans entiers de l’économie, s’est peu à peu réduit, sans disparaître. D’après l’OCDE, qui calcule un index de contrôle direct de l’économie par l’État, celui-ci aurait en moyenne diminué de moitié depuis les années 1980 et ce de manière relativement homogène dans la plupart des pays, ce qui relativise les explications en termes de politique partisane. Ceci s’est traduit par des vagues régulières de privatisations – récemment dans les infrastructures ou les télécoms –, par la marginalisation des mécanismes de contrôle des prix ou par la suppression de la planification économique étatique.

Ce déclin de l’intervention et du contrôle direct s’est accompagné d’une multiplication des formes indirectes de contrôle de l’économie et des entreprises. Les États ont renforcé leur rôle de market maker pour ouvrir de nouveaux marchés, stimuler l’innovation. Ils ont créé moult agences de régulation-réglementation qui influencent des secteurs entiers de l’économie et parfois de manière très intrusive. Ils ont inventé des nouveaux instruments pour favoriser l’entrepreneuriat et l’innovation. Ils se sont engagés dans la compétition concernant les impôts pour attirer des entreprises et des flux financiers. 

L’interprétation classique met donc en évidence le déclin de l’interventionnisme direct de l’État et la multiplication de formes indirectes. Mais cette analyse est insuffisante car, parallèlement, les États ont mobilisé de nouveaux instruments d’action publique pour exercer une action directe et des formes renouvelées de contrôle national. Les États n’ont pas renoncé à influencer le développement de certains secteurs, y compris l’organisation de la compétition, comme le montre le processus d’attribution des licences de télécommunication (3G, 4G, 5G). Lors de la crise financière, des interventions lourdes ont été justifiées par la crise bancaire et le soutien aux banques reste fort, par exemple en Italie via la Cassa depositi e prestiti (l’équivalent italien de la Caisse des dépôts et consignations). On assiste parfois à des formes de renationalisation ou de remunicipalisation – ainsi de l’eau en France et peut-être demain dans l’énergie ou les transports ferroviaires en Grande-Bretagne. 

Souvent les banques publiques d’investissement ou les fonds souverains multiplient les prises de participation et les investissements dans toutes sortes de secteurs et de types d’entreprises. Les États n’ont pas renoncé à influencer fortement l’organisation des entreprises comme des anciens champions nationaux, et à les soutenir politiquement via du lobbying politique à Bruxelles (par exemple dans le domaine aérien) ou des contrats d’approvisionnement de longue durée. Parfois, le soutien aux grandes entreprises passe par des contrats publics de grande ampleur où la compétition n’est pas totalement pure et parfaite. Les grands chantiers de travaux publics en France échappent ainsi rarement à Vinci, Bouygues, Eiffage ou Colas. Pour les grands contrats à l’exportation, les garanties apportées par les États s’avèrent souvent décisives. Les grandes entreprises font appel à l’État pour avoir un accès privilégié à des financements ou à des contrats importants, pour exporter, pour faire évoluer des normes et des standards qui renforceront leurs chances dans la compétition économique par rapport aux entreprises étrangères. 

 

Le débat est particulièrement vif en ce qui concerne les infrastructures qui mobilisent des fonds financiers spécialisés, et pose des questions de stratégie pour les États. On justifie souvent les privatisations par la réduction de la dette. Cependant, les exemples d’échecs d’une gestion privée sont désormais aussi spectaculaires que les échecs de la gestion publique, ce qui est particulièrement souligné dans le cas britannique (eau, transport, énergie). Dans ce domaine comme dans d’autres, la mise en œuvre des privatisations puis des formes de régulation-réglementation va se juger dans le détail. Parfois les privatisations les plus justifiées peuvent, au moment de la mise en œuvre, donner lieu à toutes sortes d’influences, de corruptions ou de cessions pénalisantes pour la puissance publique. L’exemple des concessions d’autoroute en France, vivement critiquées par le Conseil d’État et la Cour des comptes, montre bien que le détail des contrats et de la procédure est essentiel pour dresser un bilan.

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