Comment expliquez-vous l’opposition qui se manifeste à propos de la privatisation de la société ADP, anciennement Aéroports de Paris ?

Cette crispation est surtout le fait d’élus. C’est une émotion qui était déjà présente lors de la privatisation de l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Nous vivons la même chose, mais à plus grande échelle puisque Paris est la capitale et que trois aéroports – Roissy-Charles-de-Gaulle, Orly et Le Bourget – sont concernés. Comme à chaque privatisation, la crainte que le gouvernement porte atteinte à des éléments fondamentaux de la souveraineté nationale s’active. Dans le cas présent, les élus réagissent comme si l’on privatisait la justice, la police ou l’armée !

Que devraient faire les élus ?

On pourrait imaginer qu’au lieu de se lancer dans un mécano industriel, ils pensent à leurs électeurs. Plusieurs départements en Île-de-France, indignés par la privatisation, envisagent d’acheter des actions pour avoir leur mot à dire. Mais est-ce bien leur rôle ? Peut-on se plaindre de voir ses dotations réduites et se lancer dans une opération boursière coûteuse ? Il vaudrait mieux rendre l’accès aux navettes Orlyval gratuit aux détenteurs d’un pass Navigo. C’est le cas pour les touristes qui acquièrent le forfait Paris Visite. Curieusement, ce qui est valable pour les touristes ne l’est pas pour les Franciliens et les élus ne s’en émeuvent pas. Ce sera probablement la même chose avec le CDG Express, alors qu’un aller simple coûtera 24 euros. Si les départements veulent vraiment défendre les intérêts de leurs administrés, voilà une bonne piste.

Les opposants expliquent qu’un aéroport comme Roissy ou Orly est stratégique pour notre pays. Peut-on considérer qu’il s’agit d’un « bien de la Couronne » ?

Toute privatisation d’un actif qu’on cède pour récupérer de l’argent, sachant que la France est très endettée, provoque forcément une sensation désagréable. Cela revient à dire : on liquide notre capital sans que l’on puisse le reconstituer. D’où l’image des bijoux de famille ou des joyaux de la Couronne. Cela s’applique à toutes les privatisations. Mais dans le cas présent, il s’agit plutôt d’un souverainisme mal placé, qui se trompe de cible.

Pourquoi ?

Mais parce qu’en réalité l’État garde la propriété du sol et conserve la maîtrise des fonctions régaliennes : la police de l’air et des frontières reste parfaitement opérationnelle, les douaniers, les militaires et les pompiers aussi. D’autre part, le contrôle aérien est lui aussi « préservé », régulé au niveau national et international. Bref, la privatisation consiste à vendre une concession à une entreprise privée. Cette vente est encadrée par un cahier des charges négocié avec la puissance publique. Nous sommes très loin du fantasme consistant à imaginer la Chine disposant de toutes les manettes pour faire atterrir sa flotte militaire sur nos tarmacs ou introduisant des bugs dans nos logiciels pour que les aéroports se retrouvent hors d’état de fonctionner. Cela n’a pas de sens ! La souveraineté n’est pas l’enjeu de ce dossier.

Quels sont alors les enjeux de la privatisation, si l’on reste sur le cas d’un aéroport ?

Ce qui se joue, c’est la location des créneaux horaires de décollage et d’atterrissage (slots) aux compagnies aériennes. Le droit d’entrée peut s’élever jusqu’à dix millions d’euros. Les bons slots sont très convoités. Tout se négocie entre l’aéroport et la compagnie aérienne, qui sont, chacun à leur manière, des mastodontes. On peut légitimement se demander quel intérêt a l’État de rester au milieu dans ces négociations. Un autre élément important, c’est l’espace duty-free, ce qu’on appelle maintenant le travel retail. Ces boutiques représentent près de la moitié des bénéfices d’ADP. Là encore, on peut se demander si c’est une bonne idée que l’État soit vendeur d’alcools, de cigarettes et de parfums. Est-ce cela, l’État stratège ? Évidemment non.

Comment réagissent les autres pays devant les privatisations de leurs aéroports ? 

En gros, ils ne considèrent pas qu’ils dégradent leur souveraineté quand ils cèdent un aéroport à une entreprise française. Vinci, une multinationale d’origine française, est la première dans ce secteur. Elle gère 200 millions de passagers par an dans plus de 40 aéroports. Cette entreprise possède un savoir-faire reconnu et est présente aussi bien aux États-Unis qu’au Japon. Ni Washington ni Tokyo n’y trouvent à redire. ADP, c’est 100 millions de passagers en Île-de-France, auxquels il faut ajouter 50 millions avec les aéroports que la société contrôle à l’étranger. Mais, c’est aussi une entreprise de BTP, de téléphonie. Ces sociétés ont des logiques d’entreprise. Les opposants à ces privatisations devraient comprendre que la souveraineté ne se situe pas sur ce plan mais dans la négociation des cahiers des charges. 

Quel serait le bon cahier des charges ?

Celui qui définit clairement les droits et les devoirs de l’entreprise qui gère l’aéroport. Et les stratégies de développement des aéroports. Deux grands modèles se sont imposés : celui du hub et celui du point-à-point. Le hub est un aéroport où l’on va changer d’avion. C’est donc un aéroport où il y a beaucoup d’offres et où l’on accepte la correspondance. C’est en général le cœur d’une compagnie. Aux États-Unis, les grands aéroports sont souvent des hubs vers lesquels les compagnies font converger une grande partie de leurs vols. Le point-à-point présente l’avantage d’offrir plus de rapidité et de confort, en revanche les vols sont moins fréquents. C’est un choix fondamental.

Un autre axe stratégique, c’est le passager. Le transport aérien a ceci de particulier que presque toutes les clientèles s’y retrouvent : les riches et les pauvres, la première classe et le low cost. C’est le seul moyen de transport de masse où les différences tarifaires sont très importantes, puisque les riches ne veulent pas croiser les pauvres… Qui s’en soucie ?

Les tensions se focalisent autour d’Aéroports de Paris, pas du tout à propos de la Française des jeux. De même, la privatisation des autoroutes fait encore aujourd’hui l’objet de contestation. Pourquoi ?

La première raison tient au fait que les infrastructures autoroutières ou aéroportuaires sont très visibles, très lourdes ; leurs opérateurs sont par définition de grandes sociétés. Ce sont des « gros », alors que les usagers sont des « petits » ! La seconde raison, c’est qu’on ne peut pas aujourd’hui concevoir un mode de vie désirable sans se soucier des questions de « mobilité ». La mobilité est centrale. Nous sommes sortis d’un monde où la fixité pouvait être une option. Qu’il s’agisse de déplacements professionnels quotidiens, de loisirs, de vacances, la mobilité s’est insinuée dans tous les coins de notre vie. Or, si nous sommes de plus en plus acteurs dans cette mobilité, c’est sous contrainte. Nous sommes dépendants des tarifs des transports, de ceux des péages autoroutiers. Avec une différence : l’usager du transport aérien n’a pas le sentiment que l’aéroport le ponctionne. En revanche, concernant les autoroutes, l’automobiliste le ressent et l’exprime. 

La mobilité est typiquement un bien public. Un bien public est coproduit par celui qui le propose et par celui qui en profite. La société en paye une partie pour que tous les citoyens puissent y avoir accès. On observe que, dans ce schéma, le statut de l’entreprise, public ou privé, importe peu. Ce qui compte, c’est le service rendu.

L’État contrôle aujourd’hui, directement ou indirectement, 1 600 entreprises qui emploient 790 000 salariés. Est-ce un bon équilibre ?

Le bon équilibre, c’est lorsque l’État se concentre sur ce qu’il est le seul à pouvoir faire : contribuer à fournir des biens publics de qualité. Dans cette perspective, il y a peu d’entreprises qui ne puissent être cédées avec un cahier des charges bien négocié. Nous avons tous constaté qu’un État qui assume le rôle de chef d’entreprise est forcément confronté à des logiques contradictoires. La logique d’entreprise et la logique gouvernementale entrent trop souvent en collision. C’est bien pour cette raison que nous assistons globalement à un désengagement de l’État. Le moment planiste, qui commence en 1917 et a par la suite beaucoup de succès en Occident, avec le New Deal par exemple, est un grand moment de rencontre entre la politique et l’économie. Ce moment est passé. Contrairement à ce qui se dit beaucoup, il n’a pas été remplacé chez nous par un moment libéral ; ce n’est pas ce que nous vivons. En fait, le moment actuel met au centre la coproduction de biens publics. À l’âge de l’étatisme tend à succéder l’âge du contrat.

Il n’empêche qu’il existe toujours une certaine confusion en France entre propriété de l’État, service public et fonction publique. Trois réalités bien distinctes. La fonction publique, ce sont les fonctionnaires. Le service public est déjà plus compliqué à définir puisque beaucoup d’entreprises privées assurent des missions de service public. Par exemple, des flottes de cars ou de bus privées proposent des services comparables à ceux de la RATP. Mais beaucoup ont du mal à comprendre que, même si l’État n’est pas ou plus propriétaire, la mission de service public puisse continuer à être assurée. Les syndicats ont tendance à marteler que propriété de l’État, service public et fonction publique ne peuvent être dissociés. La réalité nous montre le contraire tous les jours. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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