La violence est sur toutes les langues et le mouvement des Gilets jaunes a remis au goût du jour les sempiternelles discussions sur les causes de son prétendu retour, sur sa légitimité et sur les moyens de la combattre. Commençons par constater que cette violence est réciproque, car deux camps s’affrontent. Celui des manifestants, d’abord portés par un grand élan populaire, puis progressivement réduit aux irréductibles et rejoint par des groupuscules faisant de la violence un outil ordinaire de lutte contre l’État. Celui du pouvoir politique et de son bras armé policier, qui n’a jamais pu ou su dialoguer avec les manifestants, et qui cherche désormais à en finir, avec le soutien croissant des élites. Dans des débats où les postures morales priment trop souvent sur l’analyse, quelle que soit l’issue de ce conflit, le risque est grand qu’il entretienne une fois encore le rêve aristocratique d’une société policée et ne permette pas de comprendre les conséquences logiques de la réalité d’une société fracturée.

Entre naïveté et hypocrisie, la condamnation morale des violences

Les violences sont une réalité, tant du côté des manifestants que des forces de l’ordre. S’en étonner relève toutefois de la naïveté ou de l’hypocrisie. 

La mémoire est de plus en plus courte dans la société numérique. En l’espace d’un an et demi, les manifestations contre la loi travail du printemps 2016 semblent déjà loin. C’est pourtant à cette occasion que l’on vit apparaître des « cortèges de tête » comprenant les « Black Blocs », jusqu’alors connus surtout pour leur présence dans les manifestations contre les symboles de la gouvernance de la mondialisation (G8, G20, OMC…). 

Celles du printemps 2010 contre la réforme des retraites sont à peine plus vieilles. Elles furent marquées par de nombreuses violences et par les premières mises en œuvre de la loi du 2 mars 2010, qui permet les fameuses interpellations dites préventives, lointaine résurgence de la loi « anti-casseurs » de 1970. C’est également à cette occasion que les manifestants de centre-ville découvrirent une arme jusque-là réservée aux émeutiers de banlieue : le Flash-Ball et ses dérivés.

Les nouveautés du répertoire d’action des Gilets jaunes sont ailleurs. Retenons-en trois principales. La première est l’occupation pacifique durable des ronds-points, devenus de véritables lieux de sociabilité dans les communes périurbaines et rurales. La deuxième, peu commentée, est la destruction des radars automatiques perçus comme l’emblème d’un « racket » d’État. La troisième est la façon de manifester en petits groupes peu organisés, au contraire des cortèges syndicaux traditionnels aux parcours et modes d’action standardisés, et aux services d’ordre expérimentés. Les enquêtes réalisées « à chaud » par les chercheurs en sciences sociales indiquent toutes qu’environ la moitié des Gilets jaunes se mobilisaient pour la première fois de leur vie. 

Naïveté ou hypocrisie quant aux violences policières ? La question se pose également, tant ces dernières sont non seulement récurrentes, mais qui plus est croissantes depuis les années Sarkozy, marquées par l’imposition de la doctrine de l’interpellation et de la judiciarisation. Au classique maintien à distance des manifestants, avec évitement maximal des affrontements physiques, s’est substituée une volonté d’interpeller avec l’emploi d’unités de police judiciaire aux côtés des traditionnels CRS et gendarmes mobiles, ainsi qu’une volonté de « faire mal » à distance avec la généralisation des lanceurs de balle de défense (LBD) . Ayant rapidement choisi le rapport de force, le gouvernement actuel a même caricaturé cette évolution. Au-delà des symboles – l’engagement d’unités telles que la BRI (brigade de recherche et d’intervention) puis le déploiement des militaires de l’opération Sentinelle –, les chiffres sont presque effarants : un usage massif et inédit de grenades et de LBD qui a occasionné plusieurs centaines de blessés graves, près de 9 000 gardes à vue, plus de 2 000 condamnations dont 40 % à des peines de prison ferme, et presque encore autant de jugements à venir. Ajoutons les nouvelles restrictions à la liberté de manifester et comprenons que la violence de l’État a franchi un cap au « pays des droits de l’homme ».

Les fractures sociales révélées par les Gilets Jaunes

L’amnésie de la société numérique accentue la dépolitisation des mouvements sociaux. Ensemble, ces logiques empêchent de comprendre les mécanismes humains et sociaux à l’œuvre. Elles aveuglent sur une dynamique protestataire qui, en l’absence de réponse politique à la hauteur des problèmes, ne pouvait que favoriser une « montée en violence ».

Le mouvement des Gilets jaunes n’est pas né un beau matin d’octobre 2018 par la connexion hasardeuse de réseaux d’amis sur Facebook. Le réseau social a certes été le support fondamental du mouvement, mais ce moment a été précédé par d’autres actions. La principale pétition contre la hausse des prix du carburant avait été lancée le 29 mai 2018, et elle est devenue en un temps record la deuxième pétition la plus signée en France depuis l’ouverture en 2012 de la plateforme Change.org (1,2 million de signatures). C’est également en janvier 2018 qu’était apparu un mouvement baptisé Colère en Dordogne, en opposition à la limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes départementales. Ses acteurs protestaient aussi contre la « vie chère », les impôts et les taxes liées à l’automobile, et réclamaient par ailleurs l’« abolition des privilèges » et la moralisation de la vie politique. Les ingrédients étaient déjà réunis.

Les leçons des enquêtes de sciences sociales sont claires : les Gilets jaunes sont des femmes et des hommes d’âge mûr, principalement des travailleurs appartenant aux classes populaires, qui connaissent ou entrevoient la précarité financière, sont dépendants de leur voiture pour travailler, ne sont pas ou sont peu politisés au sens de la vie des partis politiques, ont des revendications tournant autour du pouvoir d’achat, de la justice fiscale, du partage des richesses, du rejet des élites et de la souveraineté du « peuple ». Ils n’ont jamais repris à leur compte les thèmes identitaires et xénophobes de l’extrême droite. Les observations des occupations de ronds-points soulignent aussi le poids des contextes locaux : le mouvement a été particulièrement fort dans les territoires ruraux et périurbains où dominent des sentiments de relégation et de déclin, en lien direct avec les mutations économiques, la crise des industries traditionnelles et le recul des services publics de proximité. 

Les élites dirigeantes en question

La « surprise Gilets jaunes » est ainsi toute relative tant la colère vient de loin. Certes, comme pour les émeutes de 2005, un concours de circonstances explique la cristallisation. Le président Macron paie sa personnification et sa théâtralisation du pouvoir, son mépris affiché pour les « petites gens » et sa politique favorable aux classes dominantes. Mais, au-delà des circonstances, ce sont des fractures sociales profondes qui s’expriment et qui, diagnostiquées de longue date, ne devraient pas surprendre. Le géographe Christophe Guilluy (La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014) a peut-être exagéré l’opposition entre une France du centre et une autre de la périphérie. Mais l’économiste Laurent Davezies (La Crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale, Seuil, 2012) a aussi alerté sur la fracture croissante entre les territoires qui gagnent dans la mondialisation et ceux qui perdent. Il ajoutait même que si l’État continuait à réduire ses dépenses sociales et à augmenter le coût de certaines ressources (notamment l’énergie), l’on pouvait assister à « un véritable ébranlement des territoires suburbains ». L’histoire lui donne raison. 

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