Comment qualifier les manifestations violentes que nous connaissons depuis plusieurs mois ?

Elles relèvent d’une forme récurrente de la démocratie française : dès qu’il y a un blocage des réformes sociales, ou un programme qui met en cause des acquis sociaux, une lutte active se déclenche. Relisez Émile Zola, et vous verrez que cela ne date pas d’hier ! L’histoire du mouvement social, qui commence avec l’industrialisation au XIXe siècle, a longtemps été marquée par de terribles répressions. Songez à la grève ouvrière de Draveil, brisée dans le sang par Clemenceau en 1908, ou la grève des mineurs de 1948. Cette dernière a marqué mon père, qui était mineur à Liévin, dans le Nord. Les houillères avaient été occupées par quinze mille mineurs, et le ministre de l’Intérieur, Jules Moch, dénonçant une grève « insurrectionnelle », avait envoyé soixante mille CRS et soldats pour les déloger. La répression fut si impitoyable qu’elle causa six morts. Des milliers de grévistes furent licenciés, avant d’être réhabilités en 2011.

La violence qui entoure les manifestations n’est donc pas un phénomène nouveau ?

Non, c’est tout à fait commun. Toutes les grandes manifestations portent en elles une « queue de violence », car une partie des manifestants sont en réalité de faux grévistes, qui obéissent à des objectifs différents – des anarchistes, des extrémistes ou, depuis quelques années, des casseurs, furieux de ne pas pouvoir participer à la société de consommation qui les entoure. Cet usage de la violence relève également de stratégies réciproques. D’un côté, l’État a coutume de tirer les contestataires vers la violence imbécile afin de les disqualifier, d’en faire des méchants, des « étrangers », comme disait le préfet de police en 1968. De l’autre, les manifestants ont compris que l’accompagnement violent était le seul moyen de rendre le mouvement visible. Seulement, ce qui est nouveau, c’est la structure même du mouvement social actuel, qui n’est contrôlé par aucun des appareils habituels. Ceux-ci, la CGT notamment, avaient l’habitude d’encadrer les manifestations, soit avec quelques gros bras qui font régner l’ordre, soit en maîtrisant l’art de la provocation pour ne pas donner prise au discours de l’État. Rien de tout cela dans les manifestations actuelles, dont la violence tire en partie sa source du terrible affaiblissement des syndicats français.

La France a-t-elle une culture politique de la violence ?

Oui, il y a une mythologie de la violence en France, véhiculée par le souvenir de la Révolution et de la Commune de Paris. Elle est surtout portée par les révolutionnaires, anciennement communistes, aujourd’hui rangés dans d’autres chapelles. Ils appellent cela le « droit à l’insurrection ». Les différentes révolutions qu’a connues la France ont mis en application ce droit. Mais le système démocratique français ne fonctionne pas de cette manière : il n’est nulle part inscrit qu’on a le droit de s’opposer par la violence à quelque chose qui vous est désagréable.

Cet usage de la violence est-il spécifique à la France ?

Il y a eu pendant longtemps de nombreux épisodes violents chez nos voisins. En Angleterre comme en Allemagne notamment, la période industrielle et ses conditions de travail épouvantables ont donné naissance à des mouvements massifs. Mais si cette violence n’était pas spécifiquement française, elle l’est devenue au cours du XXe siècle. Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, on a arrêté de tirer sur les ouvriers, et s’est établi un jeu d’intimidation entre les grandes centrales syndicales et le gouvernement, qui permettait de poursuivre cet esprit revendicatif sans pour autant briser le consensus social. Or, depuis une grosse décennie et l’élection de Nicolas Sarkozy, ce consensus a volé en éclats. Les négociations, qui sont encore essentielles en Allemagne, sont devenues secondaires en France, et on a vu de plus en plus souvent le gouvernement passer en force. Résultat : sans la courroie des syndicats, l’esprit de revendication s’est déplacé et a germé au plus profond de la société, donnant naissance aux Gilets jaunes.

Quel est le profil de ceux qui commettent des violences ?

Historiquement, on retrouve un profil type : des hommes, jeunes, âgés de 20 à 30 ans, généralement célibataires, et venant des classes populaires. Aujourd’hui, ces hommes sont de plus en plus jeunes. Mais, à la différence des États-Unis par exemple, la France parvient généralement à les maintenir dans leur misère sans qu’ils se massacrent mutuellement. Hormis quelques guerres de gangs, la violence avec arme a été quasi éradiquée des banlieues. Mais de plus en plus de ces jeunes ont compris qu’il valait mieux casser en bande les vitrines des beaux quartiers, retournant ainsi leur violence contre ceux qui les empêchent de survivre – police, État ou classes aisées. Ce n’est pas un hasard si ces violences ont lieu aux Champs-Élysées et dans les rues adjacentes ! Si les défilés des Gilets jaunes se déroulaient dans l’Est parisien, il n’y aurait certainement pas autant de débordements et de pillages. Ces violences ne sont donc pas gratuites, mais au contraire tout à fait symboliques : elles sont là pour faire peur aux possédants, vus comme les soutiens de l’État. On peut interdire les rassemblements aux Champs-Élysées, ces éléments violents trouveront certainement d’autres quartiers opulents.

La répression n’a-t-elle pas permis un reflux du mouvement ?

La répression n’a jamais rien donné de bon. Elle ne fait qu’exciter davantage ceux que Marx appelait les « damnés de la terre », et qu’on pourrait appeler aujourd’hui les perdants de la modernisation. Même de Gaulle, qui avait songé à faire appel à l’armée en 1968, en a été découragé par son état-major. Le problème, c’est que la violence a prouvé ces derniers mois qu’elle était payante. Non parce qu’elle a permis d’obtenir des concessions du gouvernement, mais parce que personne ne sait comment l’empêcher. En 1968, le gouvernement a parié sur le pourrissement du mouvement, nourri par les pénuries qui ont fait basculer les soutiens vers le doute, puis vers la demande d’un retour à l’ordre. Aujourd’hui, le pays ne connaît pas un tel désordre, ce qui explique que le soutien populaire soit encore important.

La France est-elle un pays violent ?

Non, les Français sont l’un des peuples au monde les plus civilisés. Avec le Japon, l’Europe connaît un taux de violence qui a atteint un point historiquement bas. Cela ne vient pas d’une modification profonde de la nature humaine, mais d’un contrôle de soi plus important. C’est pourquoi les violences auxquelles nous assistons depuis vingt semaines sont pour nous tout à fait inouïes. Et c’est un signal d’alarme qu’il faut prendre au sérieux. Car le contrôle de soi est un vernis qui peut se fissurer, notamment lors de mouvements de foule qui laissent place à des éruptions de violence. Or, parmi ceux qui commettent des violences aujourd’hui, il y a des théoriciens de l’émeute, de l’insurrection, qui n’attendent que cela : pousser la foule à des mouvements de violence incontrôlés. Et face à ces mouvements, nous ne savons pas comment les forces de l’ordre pourraient réagir.

Justement, la police française est-elle bien formée pour empêcher ces violences ?

La France a une réflexion poussée sur le maintien de l’ordre et la maîtrise de ces dangers. La police française, malgré les violences qui ont été dénoncées, n’atteint pas la brutalité de certaines polices étrangères – pensez à ce qui se passe au Brésil ou même aux États-Unis. Nous avons une police républicaine globalement bien formée et capable de gérer ces situations. Mais elle est aussi soumise à des directives politiques qui ne correspondent pas toujours aux tactiques recommandées par la préfecture. Et on peut se demander si le mouvement aurait pris une telle ampleur si l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb n’avait pas démissionné quelques semaines auparavant. La législation mise en place ces dernières semaines, avec la limitation du droit de manifester, semble à cet égard assez préoccupante. Car on ne peut pas penser éliminer la violence en éliminant les manifestations. 

 

Propos recueillis par Julien Bisson

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