LIVONSAARI, FINLANDE. La forêt dort encore, bien que le soleil hivernal fasse déjà scintiller l’épaisse couche de poudreuse qui recouvre le sol. Le son régulier d’une scie vient fendre le silence. Et parfois, le bruit d’un tronc d’arbre qui s’écroule dans la neige molle. Le mois de février n’est pas terminé, mais la fonte a déjà commencé dans le sud de la Finlande. De mémoire de villageois, la température n’a jamais été aussi élevée si tôt dans l’hiver.

Accroupies au sol, Sini et Léna viennent d’abattre leur quatrième pin. Sini est une jeune Finlandaise de 28 ans qui a récemment fermé son entreprise de couture et quitté la ville pour entamer sa propre transition écologique. Sur l’île de Livonsaari, elle a rejoint un écovillage fondé par un groupe d’étudiants d’Helsinki, il y a près de quinze ans. Ces derniers, persuadés que le changement climatique aurait un jour un impact sur leurs vies, voulaient être prêts, le moment venu, à vivre de manière autonome et écoresponsable. Ici, chacun construit sa maison de ses propres mains. La forêt fournit les matériaux : les rochers servent de fondations, les arbres forment la charpente et la mousse végétale contribue à la couche d’isolation thermique. Sini s’est donné cinq ans pour apprendre les rudiments de la construction, fabriquer son logement et tendre vers l’autonomie alimentaire.

Léna Lazare, 20 ans, est venue lui prêter main-forte en échange du gîte et du couvert, mais surtout de son savoir-faire. Étudiante à la Sorbonne, co-initiatrice de la grève scolaire pour le climat en France, elle aussi rêve d’un mode de vie alternatif, respectueux de la nature et en phase avec ses convictions. Depuis quatre mois, à l’occasion d’une année de césure, elle voyage à travers l’Europe pour engranger un maximum de savoir en matière d’écoconstruction, de permaculture et de vie communautaire afin d’être prête, le jour venu, à monter son propre projet dans les montagnes, en France. « Manifester ne suffit pas, il faut agir, » profère la jeune femme.

Des écogestes à la radicalité

Sensible à la question environnementale depuis toujours, c’est au lycée, lors d’un échange scolaire au Japon, que s’est ancrée au fond d’elle une vraie conscience écologiste. De retour en France, elle a cherché à sensibiliser ses camarades à la question du nucléaire. Alors qu’elle étudie les maths et la physique à la fac, elle décide de faire de l’écologie son cheval de bataille. Elle rejoint Les Universitaires planteurs d’alternatives (LUPA), l’association écologiste de la faculté des sciences, tout juste créée. Elle y fait la connaissance d’autres étudiants qui, comme elle, s’interrogent sur leur avenir au sein d’un monde dont ils se sentent déconnectés. Cette année, tous s’impliquent activement dans la mobilisation, qu’ils consacrent leur césure à la lutte contre le réchauffement climatique ou qu’ils jonglent entre leurs cours à la fac et les assemblées générales pour organiser la grève parisienne. Léna, elle, est en charge de la coordination à distance.

Parmi eux, il y a Yanis Nothias, étudiant en droit de l’environnement de 21 ans, pour qui le déclic remonte aussi à l’enfance : « J’allais régulièrement en vacances au Maroc, raconte-t-il. Au début, il fallait compter une dizaine de minutes de voiture entre le port de Tanger et la maison. Au fil des ans, ce temps s’est raccourci. Ça m’a fait réfléchir. Aujourd’hui, on arrive directement dans la ville. » Chez Camille Lichère, 20 ans, étudiante en mathématiques, le besoin de s’engager est né plus progressivement. Elle revendique une approche philosophique de l’écologie : « C’est la place de l’homme au sein de la nature que l’on questionne. On écrit souvent sur nos pancartes que nous ne défendons pas la nature : nous sommes la nature qui se défend. C’est cette idée que l’on essaye de véhiculer, celle que l’on fait partie d’un tout vivant. »

Dans leur vie quotidienne, ces jeunes militants multiplient les écogestes : alimentation végétarienne, voire végétalienne, lessive faite maison, zéro déchet ou presque. Depuis quelques années, Léna et Camille ont même cessé de prendre l’avion : « J’ai fait un écart l’an dernier, confesse la première. Je devais rejoindre l’Iran en voilier puis en train avec un ami, mais son bateau nous a lâchés au dernier moment. » Pour rejoindre l’île de Livonsaari, la jeune femme a mis trois jours à bord de trains, de bus et d’un ferry. Camille, elle, a réussi à convaincre son père, qui habite les Cévennes, de renoncer à voyager par les airs : « Mes parents étaient déjà proches de la nature et ne l’auraient jamais polluée consciemment, mais ils n’avaient pas compris que la protection de l’environnement relevait de mécanismes plus compliqués que la réduction des déchets. »

Désormais bien intégré, ce mode de vie n’est pour ces jeunes plus un combat à mener. « Il est nécessaire de continuer à promouvoir ces écogestes, car c’est par eux que les gens réalisent qu’ils sont un maillon de la chaîne, explique Camille. Mais mon engagement le plus fort, c’est dans la transmission d’informations, notamment à travers l’association. » Olwen Falhun, 21 ans, pense aussi qu’il est indispensable d’aller beaucoup plus loin : « Au quotidien, ces gestes ne sont pas si importants, estime l’étudiant en biologie. C’est pas en arrêtant de laisser couler l’eau, en triant ses déchets qu’on parviendra à sauver la planète. Cette crise est énorme, et doit être gérée au niveau de l’État, qui, pour le moment, ne fait que fuir. »

Leur champ de bataille, c’est l’université, et plus précisément pour ces quatre écolos, le campus de Jussieu qui abrite la fac des sciences de Sorbonne Université. À l’automne dernier, leur association a obtenu de l’administration la reconnaissance d’une urgence climatique sous la forme d’une motion. En a découlé la création d’un groupe de travail composé de membres de la présidence et d’élus étudiants pour rédiger une charte environnementale et un plan pluriannuel visant à rendre les différents campus écoresponsables. « C’est un grand pas en avant », se réjouit Camille. « Les établissements d’enseignement ont un certain nombre d’obligations légales pour la protection de l’environnement, qui ne sont pas respectées dans la plupart des cas », développe Yanis, qui insiste pour que la Sorbonne réalise un bilan de ses émissions de gaz à effet de serre, obligatoire depuis la loi Grenelle.

De leur côté, les jeunes activistes mettent les bouchées doubles. « On travaille par petits groupes sur des points très précis, comme l’énergie, précise Camille. Jussieu a des partenariats avec de gros labos qui consomment beaucoup d’énergie, notamment avec des réfrigérateurs à – 80 °C, extrêmement énergivores. On tente d’ouvrir le dialogue avec eux pour trouver des alternatives. »

Sur les campus, un autre combat tient à cœur : l’alimentation. Les étudiants, en dialogue avec le CROUS, réclament « plus d’alimentation végétalienne, plus de produits de saison, plus de local et moins de pesticides ». À Sciences Po, à l’École normale supérieure, à Polytechnique, à Jussieu, à Assas ou encore à la Pitié-Salpêtrière, des AMAP ont été créées, en partenariat avec un agriculteur bio de Rambouillet qui propose des paniers de légumes à 10 euros. Après six ans de combat, l’association Sciences Po Environnement est enfin parvenue à instaurer le tri sélectif, après avoir mis en place un compost. Pour Yanis, « l’université étant le lieu central de transmission des savoirs et de la recherche, c’est essentiel qu’elle soit exemplaire ».

Au total, 119 associations dans 84 établissements différents, eux-mêmes répartis dans 45 villes françaises, sont aujourd’hui réunies au sein du Réseau français des étudiants pour le développement durable (REFEDD). D’après son président Loïs Mallet, le nombre d’adhérents de chaque association a significativement augmenté depuis le début de la mobilisation pour le climat, à l’automne dernier. Les filles sont particulièrement nombreuses et actives. Mais la France a encore du chemin à faire. D’après le IU GreenMetric, un classement des établissements les plus engagés et respectueux de l’environnement dans le monde réalisé par l’université d’Indonésie, seules sept universités sur les 619 répertoriées sont françaises : INSEEC U., à la 75e place, suivi des universités Joseph-Fourier de Grenoble, Rennes, Aix-Marseille, Versailles, Bretagne-Sud et Valenciennes.

Une grève mondiale pour le climat

« Et un, et deux, et trois degrés… c’est un crime contre l’humanité ! » Depuis un mois, de jeunes militants écologistes scandent leurs slogans chaque vendredi dans les rues de Paris et d’autres villes en France. Inspiré par la mobilisation étudiante en Belgique, le milieu étudiant français a lui aussi décidé de se mettre en grève un jour par semaine pour protester contre l’inaction du gouvernement face au réchauffement climatique. Le 15 février, un millier d’étudiants parisiens soutenus par une poignée de lycéens ont manifesté devant ce qu’ils appellent désormais le ministère de la « Trahison écologique ». Une semaine plus tard, ils étaient plusieurs milliers à défiler d’Opéra à République, armés de leurs panneaux aux slogans créatifs : « La Bourse ou la vie », « On nique pas sa mer » ou encore « À quand un MinisTerre ? ». « Nous sommes ceux qui, avec les générations à venir, devrons vivre le plus de temps avec ces catastrophes, explique Yanis. Notre démarche est légitime, d’autant que nous ne sommes pas à l’origine du système actuel. J’ai 21 ans, dans quelques années, si je n’ai rien fait, j’accepterai que l’on me dise que j’y participe. Je ne vais pas me cacher trop longtemps derrière ma jeunesse. C’est pour cela que nous prenons nos responsabilités maintenant. » Sur son panneau en carton, le jeune homme s’adresse aux politiques : « Prenez vos responsabilités, pas notre avenir. »

Vendredi 15 mars, l’ensemble des jeunes à travers le monde est invité à rejoindre la grève scolaire, à l’appel de la jeune Greta Thunberg. Depuis six mois, cette Suédoise de 16 ans sèche les cours chaque vendredi pour manifester devant le Parlement, à Stockholm. Elle réclame que son gouvernement respecte l’accord de Paris sur le climat signé en 2016, en réduisant ses émissions de carbone. Depuis, des milliers d’élèves et d’étudiants ont pris exemple sur elle, des Pays-Bas à l’Australie, en passant par l’Allemagne et la Belgique. D’après un calcul du Guardian, 270 villes dans le monde avaient rejoint la mobilisation mi-février. Une sorte d’échauffement avant la grève mondiale du 15 mars.

Partout en France, des lycéens se préparent à prendre part au mouvement international, un morceau de tissu vert noué au biceps. Zofia Chevillotte, 17 ans, organise la mobilisation à Bourg-en-Bresse. Elle et ses camarades réclament un meilleur accès aux transports en commun pour être en mesure de réduire leur empreinte carbone : « Si je veux aller à Nantes, ça me coûtera moins cher de prendre l’avion que le train, c’est pas normal ! » s’exclame-t-elle. À Bayonne, Johan Rivière, 17 ans, se mobilise pour que « la question du réchauffement climatique soit plus présente dans les programmes scolaires ». Une revendication que partagent nombre d’enseignants qui, bien qu’ils ne soient pas autorisés à encourager les jeunes à la grève, ne manquent pas de les informer de cette actualité brûlante.

« Les nouveaux programmes du lycée ne sont pas adaptés », déplore Justine Renard, jeune professeure de biologie à Grenoble et membre du collectif Les Enseignants pour la planète : « Avec la réforme, la biologie est devenue une spécialité. Le tronc commun des sciences n’aborde aucun sujet lié à la santé ou à l’environnement. Et pour ceux qui choisiraient les SVT en seconde, seul un tiers du programme est consacré à l’environnement. Avec une heure et demie de cours par semaine, cela correspond à 20 minutes hebdomadaires à l’échelle de l’année. Ça ne suffit pas. » Diane Granoux, professeure d’histoire-géographie au lycée de Bagnolet, critique quant à elle l’angle par lequel la question environnementale est abordée dans sa matière : « On leur présente l’Amazonie comme un milieu fragile, c’est hallucinant ! s’exclame-t-elle. Pareil pour la baie de Somme. Ce ne sont pas des milieux fragiles, ce sont les activités humaines qui les mettent en danger. » Elle poursuit : « On érige la métropole en modèle des pays développés, en cachant aux élèves l’envers des gratte-ciel. En terminale, on leur parle à tort et à travers de la mondialisation, des flux commerciaux. Les jeunes se projettent dans ce monde qui risque d’être remis en question. » Pour cette professeure, l’inquiétude est d’autant plus grande qu’elle enseigne à des élèves issus de milieux très populaires : « À la maison, les questions environnementales ne sont pas une priorité. Une maman solo ne parle pas d’écologie à ses enfants à table, elle a d’autres préoccupations. Ce qui m’horrifie, c’est que certains enfants sensibilisés pourront se former aux métiers de demain, tandis que d’autres resteront dans l’ignorance, croyant qu’ils pourront continuer à travailler dans la communication ou le marketing. C’est une réelle inégalité. »

Des métiers d’engagement

Parmi les étudiants mobilisés, certains, comme Léna, remettent déjà en question leurs choix d’avenir, les jugeant incompatibles avec leurs convictions écologiques. En étudiant la physique et les mathématiques, la jeune femme se destine à devenir chercheuse en laboratoire, dont la plupart se trouvent dans les grandes villes, à mille lieues de son rêve d’écovillage. Mathilde, étudiante en économie à l’ENS, a elle aussi pris une année de césure pour réfléchir au métier qu’elle devra bientôt choisir : « J’ai fait des stages en économie de l’environnement, tous décevants, raconte la jeune femme de 23 ans. On parle très peu de sobriété. On cherche des voies “bas carbone” tout en gardant le système, alors que c’est le système lui-même qu’il faut changer. »

Pour préparer aux métiers d’avenir, des écoles proposent désormais une approche écologique à des formations classiques. C’est le cas de la Sustainable Design School, une école de design atypique implantée à Cagnes-sur-Mer. Benoît Jury, 27 ans, fait partie de la première promotion qui a obtenu son diplôme en 2017. Depuis, il travaille chez Décathlon, dans le département de glisse urbaine. Sur les trois cents designers de l’entreprise, il est le premier à avoir bénéficié d’une telle formation. Sa mission consiste à concevoir du matériel sportif tout en limitant l’empreinte écologique de l’entreprise : « Quand on fabrique des rollers, par exemple, on utilise des composants communs à tous les modèles d’une gamme, explique-t-il d’une voix enjouée. On travaille aussi la recyclabilité des roues, avec un plastique que l’on peut broyer et réutiliser dans notre chaîne. » Le jeune homme réfléchit également à la mobilité urbaine au sens large, et aux moyens d’encourager les clients à adopter un mode de transport plus vert. Juliette Martin, 25 ans, diplômée de la même école, a passé deux ans chez Toyota à plancher sur une étude destinée à réduire le poids d’un véhicule tout en prenant en compte les contraintes écologiques qui s’imposeront partout en Europe dès 2025. Elle reste dubitative quant à la démarche de ces grandes entreprises : « On ne sait jamais si c’est pour le bien de la planète ou si c’est pour des raisons économiques », confie-t-elle.

Intransigeants, les jeunes écolos ? « On est bien obligés », regrette Léna, qui sent le poids d’une lourde responsabilité sur les épaules de sa génération. Parmi les jeunes militants français, nombreux sont ceux qui, comme elle, sont déjà passés par un épisode dépressif, souvent nourri par le manque de perspectives auquel ils disent être confrontés. Greta Thunberg, elle aussi, en a fait l’expérience à l’âge de 11 ans, lorsqu’elle a pris conscience de l’urgence climatique.

Dans la maison qu’il a construite au milieu des bois, Esa Aro-Heinilä, cofondateur de l’écovillage de Livonsaari, reçoit Léna pour un café. L’ancien étudiant, un blond barbu aux cheveux longs, a désormais 45 ans, une femme et deux enfants. Il a remisé ses pancartes, ne manifeste plus pour inciter son gouvernement à agir pour le climat, l’activisme étant « un truc d’urbains ». Il poursuit désormais sa lutte en expérimentant dans ses champs de nouvelles manières de cultiver ses légumes, dans l’espoir de trouver la plus respectueuse qui soit. Esa se souvient du temps où, plus jeune, il était en colère : « J’en voulais à mes parents, qui n’avaient rien fait. Ils m’ont demandé comment agir, me promettant de le faire si je leur donnais les clés. Alors je suis parti à l’université, où j’ai fini par comprendre que ce n’est pas là que je trouverais des réponses, qu’elles n’existaient d’ailleurs pas et que je devais suivre mon propre chemin. » Renoncer au combat politique : un choix que Léna n’est pas encore prête à envisager. C’est bien dans les rues de Paris qu’elle exprimera sa colère le 15 mars. 

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