« C’est surtout dans le détail qu’il est dangereux d’asservir les hommes », avertissait il y a près de deux siècles Alexis de Tocqueville. Année après année, force est de constater que les détails se multiplient, resserrant l’étau autour de nos libertés. Aujourd’hui, Monsieur Hulot serait coursé par la police municipale pour avoir allumé sa pipe sur la plage. Françoise Sagan, flashée en grand excès de vitesse, ne pourrait plus prendre le volant. Un de Baumugnes, le héros de Giono, devrait laisser ses champs en jachère pour toucher les subventions de la PAC. Gérard Oury, le créateur de Rabbi Jacob, passerait devant les tribunaux pour incitation à la discrimination. Joseph Oller, l’inventeur génial du PMU, serait sommé d’arrêter ses activités pour cause de concurrence déloyale vis-à-vis des bookmakers. Le baron Haussmann abandonnerait ses projets, incompatibles avec le plan local d’urbanisme. Les célèbres publicités « Dubo, Dubon, Dubonnet » tomberaient sous le coup de la loi Évin. Jean-Paul Sartre, qui confiait dans Les Mots « passer des vacances au bordel », serait envoyé, conformément à la nouvelle loi, en « stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels ». Serge Gainsbourg écoperait de 7 500 ­euros d’amende pour outrage à l’hymne national dans sa chanson Aux armes et cætera. Henri de Montfort ne pourrait plus contester la version soviétique du massacre de Katyn, du fait de la loi Gayssot. François Vatel n’oserait plus laisser ses apprentis manier un couteau. Baudelaire n’aurait pas le droit d’allumer un feu de cheminée dans sa soupente parisienne, fût-ce pour « inonder de sang cette peau couleur d’ambre ». 

Toutes les questions dont on nous rebat les oreilles, dette, impôts, dépense publique, marché du travail, compéti­tivité, millefeuille territorial, etc., ne sont que la conséquence de ce délire régulateur qui a envahi nos actes quotidiens, et qui alimente la déprime nationale. Comme disent ­(certains) économistes, le micro explique le macro. J’ajouterais que la philo explique l’éco.

La France fut pourtant un pays de libertés ; la patrie du libéralisme, qui inventa le « laisser-faire », mot d’ordre des physiocrates du xviiie siècle ; qui supprima les corporations d’un trait de plume en 1791 ; et qui affirma les libertés fondamentales contre l’absolutisme. Que s’est-il passé ?

Deux dates incarnent ce lent retournement.

11 octobre 1940 : le maréchal Pétain prononce un discours radiodiffusé sur l’ordre nouveau où, écœuré par « la faillite universelle de l’économie libérale », il explique aux Français que l’économie devra désormais être « organisée et contrôlée », et « subordonnée à l’intérêt national ». Tout le consensus interventionniste de l’après-guerre est déjà en germe, et se retrouve aujourd’hui dans l’idée de « patriotisme économique ».

4 juin 1975 : le Conseil d’État, dans son arrêt Bouvet de la Maisonneuve et Millet estime (au sujet du port obligatoire de la ceinture de sécurité) que la puissance publique peut et doit protéger l’individu contre lui-même, en réprimant « un usage anarchique de la liberté ». Nous voilà loin de la Déclaration des droits de l’homme, qui définissait la liberté comme « ce qui ne nuit pas à autrui », assurant, a contrario, la latitude de faire tout ce qui ne nuit qu’à soi-même. Cette décision des juges du Palais-Royal a ouvert la porte au paternalisme d’État, qui s’occupe aujourd’hui de votre sécurité, de votre santé, de votre bien-être et, pire encore, de votre dignité.

En quelques générations, l’État-Léviathan et l’État-­nounou ont ainsi imposé leur loi, gavant de rentes leurs protégés et asphyxiant les rebelles. Qui nous a enfermés dans ce réseau inextricable de fausses protections, de ­tabous intellectuels et d’autoritarisme administratif ? Nous-mêmes. C’est le syndrome de la « servitude volontaire » exposé par La Boétie en son temps : « l’habitude, qui exerce en toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s’habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer ». Plus l’on se sent faible, plus l’on réclame des chaînes. Le vote Front national, c’est le désir de jeter définitivement la clé du cadenas.

Certains lèvent la tête et partent. Trois cent mille d’entre nous ont reconstitué à Londres une véritable ville française, phénomène sans précédent depuis l’exode des huguenots, avec des réussites spectaculaires : le patron du London Stock Exchange est français, de même que la dernière lauréate du Turner Prize pour l’art contemporain… Et le français est devenu officiellement la deuxième langue la plus parlée dans le centre. 

Ceux qui restent sentent confusément que le système actuel a atteint un niveau de complexité critique, qui lui interdit de se réformer lui-même. Il faudra, comme souvent dans l’histoire de France, en passer par un moment (douloureux) de tabula rasa, qui pourra prendre la forme, au choix, d’une banqueroute de l’État, de révoltes fiscales, ou d’une crise politique ouverte par la montée du national-socialisme FN. Ce moment sera l’occasion de suivre le conseil ultime de La Boétie : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. »

Redresser la France ? Mais la France n’est pas couchée. Elle tourne en rond dans la prison dorée qu’elle s’est construite elle-même, derrière des murs de règlements et d’interdits. Libérons-la, libérons-nous, et elle reprendra vie !  

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