« Jeu, set et match. » Au matin du 11 décembre 1991 à Maastricht, John Major, le Premier ministre britannique, triomphe. Le Royaume-Uni vient d’obtenir de ne participer ni à la future monnaie unique ni à la politique sociale de l’Union européenne (c’est ce qu’on appelle des opt-out, des désengagements). Après le rabais de sa participation au budget communautaire obtenu en 1984 par Margaret Thatcher, c’est un nouveau succès pour la diplomatie britannique. Londres s’est taillé un statut particulier : au centre de l’UE quand il le veut, à la marge quand ses intérêts le commandent. Il consolidera ce statut au fil des traités, obtenant de rester hors de Schengen, de la politique d’immigration et d’asile, des questions de sécurité intérieure, etc.

Mais il y a un prix à payer. Le très europhile (pour un Britannique) Tony Blair va en prendre conscience lorsqu’il apparaît que l’euro va bel et bien naître en 1999, contrairement aux espoirs des Anglo-Saxons. Ses quatorze partenaires de l’époque vont créer ce qui deviendra l’Eurogroupe : une enceinte réunissant les ministres des Finances de la zone euro, à l’exclusion donc du Royaume-Uni. Londres s’indigne : on traite la troisième économie européenne comme un pays de seconde zone ! Que l’on parle de coordination des politiques économiques ou de taux de change, elle doit être là, puisque toute décision aura des répercussions chez elle. La diplomatie britannique s’active, mais, pour la première fois, elle ne trouve aucun allié au sein de l’UE. 

Lors du sommet de Luxembourg de décembre 1997, Blair bataille encore pour obtenir un siège à l’Eurogroupe. « Il ne veut pas être membre du club, mais il veut en avoir tous les droits », ironise Joachim Bitterlich, conseiller du chancelier allemand Helmut Kohl. Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois qui préside les travaux, cherche un compromis. Une discussion acerbe s’engage. Tony Blair et Gordon Brown, son chancelier de l’Échiquier, pinaillent sans fin pour accroître leurs prérogatives. Après cinq heures de débats stériles, Jacques Chirac s’énerve : « Cessons cette discussion, les mouches ne méritent pas cela ! » « Tony, arrête de nous donner des leçons. Tu n’auras pas de siège, on te l’a déjà dit plusieurs fois. Tu ne peux pas être dedans et dehors », tonne Kohl. Blair doit se rendre à l’évidence : out is out.

Londres comprend alors qu’en choisissant l’opt-out, il a renoncé à peser sur la zone euro qui va devenir le cœur nucléaire de l’Union. Il ne pourra plus influencer ses décisions essentielles, et risque de se retrouver face à un bloc solide d’États membres unis par des intérêts communs, alors que jusque-là ses diplomates ont su habilement jouer des dissensions européennes. Ainsi, le marché intérieur de 1993 s’est fait aux conditions britanniques : le Royaume-Uni a accepté la création d’une vaste zone de libre-échange, mais a exclu toute harmonisation sociale et fiscale en trouvant les alliés nécessaires pour tuer les velléités de Jacques Delors, alors président de la Commission, qui n’imaginait pourtant pas l’un sans l’autre. Le Royaume-Uni a aussi tué le livre blanc du même Delors qui proposait, en 1993, de lancer de grands travaux européens pour lutter contre la récession. Londres est encore parvenu à écarter toute idée de politique industrielle ou de réglementation des marchés financiers.

Car, au sein de l’Union, le Royaume-Uni a longtemps su étendre son influence en s’appuyant d’abord sur les pays nordiques, puis en soutenant un élargissement rapide à l’Est (soutenu par l’Allemagne qui y voyait son intérêt géopolitique). Avec le grand élargissement de 2004, l’Union passant de quinze à vingt-cinq États, son basculement idéologique avait été consommé, comme le montre le statut de l’anglais, devenu langue unique des institutions. C’est que Londres disposait d’un corps de diplomates de très haut niveau et sa Représentation permanente (RP, équivalent d’une ambassade) à Bruxelles a longtemps été autrement plus étoffée en personnel que celle de la France. Sa RP veillait à entretenir des liens extrêmement étroits avec les eurocrates et les députés européens britanniques. De même, Londres a compris qu’il ne fallait pas essayer de placer ses petits copains restés au pays dans les cabinets des commissaires, mais plutôt mettre en avant des fonctionnaires européens de qualité. Paris, elle, en essayant de promouvoir les camarades de promotion de l’ENA, fait alors souvent chou blanc. Et bien sûr, les députés que Londres envoie à Bruxelles sont là pour travailler, pas pour faire de la représentation : « Dès que leurs intérêts nationaux sont en jeu, les Britanniques sont sur tous les dossiers, et croyez-moi, ils pèsent », confiait alors un fonctionnaire du Parlement européen.

De 1985, date du lancement du « grand marché », jusqu’à la crise financière de 2008-2009, l’UE a été largement modelée par les Britanniques : d’une Europe dirigiste et protectionniste (PAC, fonds régionaux, etc.) se donnant pour but de créer une fédération politique, on est passé à une Europe libre-échangiste ouverte aux vents de la libéralisation et ayant abandonné tout projet fédéraliste, comme le montre la baisse continue du budget européen. À Bruxelles, le « F word » – fédéralisme – est devenu tabou. Mieux : Londres est devenue la place financière de l’euro, toutes les chambres de compensation en euro s’y trouvent !

La crise financière venue des États-Unis va changer la donne. Le laisser-faire passe brutalement de mode et l’Union s’active pour réglementer la finance et lutter contre la fraude et l’optimisation fiscale, tout en veillant à obtenir le consentement de Londres, quitte à édulcorer ses propres propositions. Car la City reste la place financière de l’UE. Mais c’est surtout la crise de la dette publique de 2010-2012 qui va définitivement éloigner Londres du cœur de l’Union. La zone euro s’est dotée d’instruments dont nul n’aurait rêvé quelques années avant : mécanisme européen de stabilité capable d’emprunter 750 milliards d’euros sur les marchés, Union bancaire, Union des marchés de capitaux. David Cameron, Premier ministre britannique, paniqué par les risques que ferait courir au monde une disparition de l’euro, ira jusqu’à encourager ses partenaires à se transformer en fédération ! Résultat : « Le billet d’entrée est devenu impayable pour le Royaume-Uni si un jour nous décidions de rejoindre la monnaie unique », analysait alors un diplomate britannique. À force d’avoir un pied dehors et un pied dedans, Londres s’est retrouvé marginalisé. Au Parlement de Strasbourg, la sortie actée en 2009 du Parti conservateur britannique du groupe PPE (Parti populaire européen), qui y domine la vie politique communautaire, concourra à cet isolement croissant.

En organisant le référendum sur le Brexit de juin 2016, Cameron n’a fait que tirer les conséquences de la difficulté croissante de son pays à orienter le développement de l’UE conformément à ses intérêts nationaux. Son résultat n’a été une surprise que pour ceux qui ignoraient à quel point la Grande-Bretagne ne s’est jamais sentie européenne. Winston Churchill avait résumé ce rapport au Vieux Continent en juin 1944 : « Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large. » Certes, le vainqueur de Hitler a bien été un précurseur de la construction communautaire. En septembre 1946, à Zurich, puis en mai 1948, à La Haye, il avait plaidé pour l’avènement des « États-Unis d’Europe » autour d’une France et d’une Allemagne réconciliées. Mais il ne faut pas s’y tromper : il n’était pas question, dans son esprit, que son pays y participe ! 

La vocation du Royaume-Uni était d’être l’une des puissances tutélaires de ce nouvel ensemble. Il l’avait dit clairement à Zurich : « La Grande-Bretagne, la famille des peuples britanniques, la puissante Amérique et, je l’espère sincèrement, la Russie soviétique – car, alors, tout serait résolu – devront se poser en amis et protecteurs de la nouvelle Europe. » En clair, il s’agit d’empêcher une nouvelle guerre sur le continent qui impliquerait forcément le Royaume-Uni, mais pas du tout de se fondre dans des « États unis d’Europe ». Au fond, Churchill s’adapte à la réalité de l’après-guerre, tout en se conformant à la tradition britannique qui, depuis le xviie siècle, a visé à brider toute puissance européenne qui menacerait ses intérêts commerciaux. Désormais, il s’agit d’assurer la paix, mais sous le contrôle étroit des Anglo-Américains…

Là réside la clef de la relation schizophrénique qu’entretiennent les Britanniques avec l’Europe : dehors ou dedans ? Dehors, jusqu’où ? Dedans, jusqu’où ? Churchill parti, Londres choisit d’abord l’éloignement. Le Royaume-Uni a refusé d’adhérer à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA, fondée en 1952) puis à la Communauté européenne de défense en 1954. En 1955, il quitte les négociations du traité de Rome donnant naissance à la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’UE. Les mots d’adieu de son sous-secrétaire au Commerce sont un modèle d’aveuglement : « Le futur traité dont vous discutez n’a aucune chance d’être accepté ; s’il était accepté, il n’aurait aucune chance d’être ratifié ; ratifié, aucune chance d’être appliqué ; et s’il était appliqué, il serait totalement inacceptable par la Grande-Bretagne. »

Finalement, incapable de faire contrepoids au succès de la CEE et empêtré dans des difficultés économiques, Londres finit par déposer en 1961 une demande d’adhésion. Il se heurte en janvier 1963, à sa grande surprise, à un veto du général de Gaulle. Pour le chef de l’État français, le Royaume-Uni n’est que le porte-avions des intérêts américains. En 1966, le Premier ministre travailliste Harold Wilson revient à la charge. Tenace, de Gaulle met, en novembre 1967, un second veto à l’entrée britannique dans une Europe qui ne compte encore que six membres, proposant à Londres un simple accord d’association. Ses mots ont une curieuse résonance aujourd’hui : « Faire entrer l’Angleterre, ce serait pour les Six donner d’avance leur consentement à tous les artifices, délais et faux-semblants qui tendraient à dissimuler la destruction d’un édifice qui a été bâti au prix de tant de peine et au milieu de tant d’espoir… »

La troisième tentative sera la bonne. Georges Pompidou accepte l’adhésion de Londres. Elle est effective en janvier 1973, mais dès 1974 Wilson exige une « renégociation », notamment pour abaisser la part britannique au budget européen. Rester ou sortir ? Le 5 juin 1975, les Britanniques confirment à 67,2 % l’adhésion de leur pays. Mais ce référendum ne réglera rien au fond. En 1979, devenue Première ministre, Thatcher, qui avait pourtant milité en faveur de l’adhésion, lance son fameux : « I want my money back » (« Je veux qu’on me rende mon argent ! »), exigeant une diminution de la contribution du Royaume-Uni au budget. C’est le début d’une longue crise entre Britanniques et Européens. Jusqu’à l’acmé du Brexit. On n’échappe décidément pas à son histoire. Mais, cette fois, le chemin choisi par le Royaume-Uni semble sans retour. 

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