« À l’américaine » ! Le facteur du Jour de fête de Tati, enthousiasmé par un documentaire sur la poste aérienne aux États-Unis, n’a pas de meilleure formule pour s’extasier sur l’avenir de son métier. En traversant une campagne de chemins de terre et de moissons à l’ancienne sur un vieux biclou auquel il a accroché un téléphone pour de rire, il rêve d’une tournée placée sous un triple slogan : rapidité, efficacité, productivité. Productivité est un maître mot des années d’après-guerre, non sans raison : une grande partie de l’industrie est détruite, les tickets de rationnement sont en vigueur pour encore plusieurs années (jusqu’en 1949), le logement est un bien rare… Puisque les élus sont embourbés dans la guerre d’Indochine, puis dans les « événements » d’Algérie, et que, le reste du temps, ils jouent au chamboule-tout parlementaire, le redressement du pays est l’affaire des polytechniciens et, bientôt, des anciens élèves de l’ENA récemment créée. Pour répondre aux besoins alimentaires, finies l’agriculture de papa et ses fermes à la taille d’une famille. On remembre : les exploitations doivent atteindre une surface qui permette et justifie la mécanisation. On fait miroiter aux yeux des agriculteurs les splendeurs de ces machines ingénieuses pour lesquelles on les aide à s’endetter. De moyen, la productivité devient une fin, et même une fin sans fin. Arrivé aux affaires, de Gaulle s’impatiente : trop de paysans traînent les pieds. Son gouvernement double les aides au regroupement de parcelles. L’élevage n’échappe pas à cette rationalisation productiviste : les directeurs départementaux de l’agriculture sont chargés d’expliquer qu’il ne devrait plus y avoir que quatre races de bovins en France, deux pour le lait et deux pour la viande. Ceux qui s’éloigneront de cette doctrine n’auront pas droit aux fameux « prêts bonifiés » dont l’État prend les intérêts à sa charge, et la race qu’ils persisteront à élever ne sera plus admise au Salon de l’agriculture. La vigne, elle aussi, passe à la machine administrative à rationaliser qui fait la chasse aux cépages de terroir. Au début des années 1960, le CNRS missionne des chercheurs à travers le monde rural, persuadé qu’il faut se hâter d’en relever toutes les caractéristiques avant qu’il ne disparaisse. 

Pompidou entend mettre le pays à niveau. Tandis qu’en fond sonore de sa présidence, un leitmotiv rappelle incessamment que « la France a un retard à rattraper », l’impératif catégorique de modernité renverse tout sur son passage. Ceux qui s’interrogent, s’inquiètent, s’émeuvent ou s’opposent sont passibles de la plus grave des relégations, celle qui les réduit au rang de « ringards ». Ce n’est pas un reproche, c’est la pire des condamnations. C’est donc en vain que les agronomes s’inquiètent : araser les talus, combler les mares, arracher arbres et haies, éliminer le bocage, comment cela n’engendrerait-il pas « des conséquences climatiques, des problèmes d’eau et d’érosion des sols », comme l’a écrit le directeur de l’École nationale d’agronomie en parlant d’un « équilibre écologique ancestral brisé », sans que nous sachions « quelle sera la limite de ces destructions irréversibles » ? La critique est sans effet, sans portée, sans réponse. Elle ne peut dépasser le stade de la nostalgie. Jean Ferrat s’en charge, chante La Montagne et porte des regrets très partagés. Trente-trois tours et puis s’en vont. 

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