Le seul grand débat qui vaille est celui que les Gilets jaunes mènent un peu partout en France depuis plusieurs mois. C’est lui qui retient toute l’attention, c’est lui qui est en train de reconfigurer ce que les mots « débat », « délibération », « égalité », « liberté », « répression », « pouvoir » veulent dire. Seul un processus collectif, à l’initiative du grand nombre, et dont la procédure serait collectivement déterminée, est démocratique. On voit mal, en effet, comment une méthode décrétée en haut lieu, comment des formalités méditées par un petit groupe, accoucheraient d’un monde plus égalitaire. 

La démocratie est un processus, c’est un processus collectif. Nul ne connaît l’avenir, nul ne peut en décider. Toute préméditation, toute assurance sur ce que les procédures démocratiques nouvelles devraient être n’est que l’affirmation d’un petit groupe, une captation de la démocratie, un simulacre. 

Force est de constater que ce qu’on appelle la représentation souffre partout de ne pas représenter le peuple. Pas une seule assemblée sur terre ne représente peu ou prou ce qu’il est convenu d’appeler le corps électoral. Les pourcentages peuvent bien subir quelques variations, les proportions demeurent les mêmes. À l’Assemblée nationale, on trouve en tout et pour tout quatre ouvriers, mais seize administrateurs de société. Un seul artisan, un garagiste, et vingt-trois cadres supérieurs pour le seul secteur privé. Une seule secrétaire, pour vingt-neuf avocats. Or, on compte environ 65 000 avocats en France, et 800 000 secrétaires, dont 98 % sont des femmes. On trouverait les mêmes écarts en prenant l’âge pour critère, ou le niveau de diplôme. 

Mais peu importent les chiffres au fond, car ce qui devrait retenir plus encore notre attention, c’est que tout le monde le sait. Il y a là une vérité profonde qui déjoue les pieux soucis d’exactitude. Nous savons tous que la représentation nationale ne représente que les plus nantis. Non seulement nous le savons, mais nous l’admettons, au nom de considérations diverses mais qui toutes convergent vers le même scepticisme vertueux, pudique, qui tolère et approuve l’inégalité criante des institutions. 

Pire, on admet une entorse flagrante à nos principes. On proclame l’égalité mais nos institutions la bafouent manifestement. Une secrétaire. Quatre ouvriers. Ce n’est vraiment pas beaucoup. Ce n’est même pas faire semblant d’y croire, ce n’est même pas comme le jeune Tancrède qui, dans Le Guépard, fait franchement semblant d’être républicain, pour sauvegarder, à travers la brume du régime à venir, les privilèges bien réels de sa famille. 

Oui, tout le monde le sait. Cela rend presque vulgaire la dénonciation de ces faits. On a l’air de parler d’une chose sans importance, puisqu’elle est sous nos yeux depuis si longtemps. Pourtant, on s’agite déjà en coulisse, on finira bien par parler d’instaurer des quotas, des quotas d’ouvriers, de garagistes, de camionneurs, d’avocats. On tâche déjà de nous montrer qu’on va résoudre la vieille inégalité homme-femme de cette manière. On le déplore, mais que faire ! On lève les bras au ciel. 

Pourtant, si la procédure du suffrage universel et ses succédanés aussi variés que monotones n’aboutissent à rien d’autre qu’à l’élection d’assemblées où les ouvriers se comptent sur les doigts de la main, et où les cadres, les avocats, les professeurs dominent partout et à chaque fois, alors cela ressemble à une défaillance universelle. Or, si la défaillance est universelle, c’est qu’elle ne peut pas être réformée. Une constatation empirique dont le résultat est sans exception, en physique, cela s’appelle une loi.

C’est cette défaillance universelle qu’ont remarquée les Gilets jaunes. Ils craignent que le grand débat ne soit rien d’autre qu’une nouvelle procédure inégalitaire. Rien n’indique le contraire. Il est donc de bon sens de leur donner raison. 

Mais la procédure politique n’est qu’un aspect du problème, les Gilets jaunes l’ont parfaitement compris. Leur révolte s’enracine dans l’inégalité fiscale, économique, c’est elle qui, en dernière analyse, autorise la confiscation du pouvoir. C’est la concentration du pouvoir économique entre quelques mains qui requiert et permet que la souveraineté de tous ne soit exercée que par quelques-uns. Il suffit de Montesquieu pour le comprendre : « C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. » Comme nous tous, les Gilets jaunes ont fait l’épreuve de cette autre loi universelle de la physique sociale. Il est donc urgent que ceux qui concentrent aujourd’hui le pouvoir économique et politique trouvent devant eux une limite. 

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