Il nous souvient peut-être qu’en un passé lointain, dans ce berceau de la démocratie qu’a été la cité antique, la parole était l’outil politique par excellence. Elle jouait un rôle essentiel car la plupart des affaires communes se traitaient par la parole et la persuasion. La visibilité du débat public impliquait le débat contradictoire, la discussion et l’argumentation. Déposé au centre de la cité, le pouvoir n’était la chose de personne parce qu’il était la chose de tous et ce qui concernait le domaine commun devait être exposé au regard des citoyens, accessible à tous et envisagé de tous les points de vue possibles.

Mais les mots de la cité n’étaient pas dépourvus d’ambiguïté et l’exercice de la parole – qui supposait un public de citoyens susceptibles d’intervenir à tout moment et à qui revenait la prise de décision – était aussi entre les mains de techniciens spécialisés (orateurs, sophistes, démagogues divers) susceptibles de le pervertir dans le mensonge, la flatterie, et la non-vérité… Ce « parler incessant », pour reprendre l’expression de la philosophe Hannah Arendt, impliquait certes que la capacité de jugement propre à tous les citoyens ne soit pas réservée à un petit nombre d’experts, mais il fallait à chaque instant assumer le risque de sa fragilité sauf à récuser, comme le faisait Platon, le caractère interminable de la discussion politique et le fait que la politique puisse avoir sa manière propre d’user du langage.

Que reste-t-il aujourd’hui, dans notre démocratie moderne, de ce privilège de la parole ? On pouvait penser – jusqu’il y a peu – qu’il était fortement affaibli, au moins en ce qui concerne la capacité citoyenne à intervenir directement dans le débat public. Et ce, pour des raisons quantitatives (l’extension des territoires et l’accroissement du nombre des citoyens qui rendaient impensable la tenue des débats sur l’Agora) mais aussi et surtout parce que le système représentatif implique une mutation de la notion même de citoyenneté. Là où la citoyenneté antique s’exerçait comme un pouvoir, la citoyenneté moderne a été perçue avant tout comme la jouissance d’un ensemble de droits qui n’implique pas une participation directe au pouvoir. Le citoyen moderne est avant tout celui qui consent au pouvoir et le légitime par l’élection. Certes, l’épreuve de la discussion ne disparaît pas, mais elle s’exerce surtout dans les débats au sein des assemblées ou encore dans l’opinion publique et ses divers mécanismes de compensation ou de limitation du pouvoir.

Or, on assiste aujourd’hui à un retour spectaculaire, chez les citoyens, de la prise de parole politique, non seulement dans le grand débat proposé par le gouvernement, mais encore au travers d’expériences locales, de débats ou de rencontres qui mettent en évidence une demande de réappropriation du pouvoir sous la forme d’une démocratie plus « directe », d’assemblées citoyennes par exemple. Il ne s’agit pas pour autant de revenir aux conditions (révolues) de la démocratie antique mais d’inventer des formes nouvelles face aux insuffisances actuelles et sans aucun doute de renouer avec cette idée fondamentale que le pouvoir ne se réduit pas à la verticalité du rapport commandement-obéissance mais qu’il réside dans la mise en commun des paroles et des actes. Car c’est la parole qui, comme l’écrivait Hannah Arendt, actualise la « condition humaine de pluralité », laquelle consiste à vivre en tant qu’être unique et distinct parmi des égaux. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !