D’où vient l’engouement pour les séries ?

On peut remonter à la fin des années 1960 avec ces grandes séries qui ont passionné les Français, comme Janique aimée ou Les Rois maudits, à une époque où la télévision était très investie par des intellectuels qui voulaient s’emparer de la culture populaire. Il y avait à la télé de grands talents qui sont partis plus tard vers le cinéma et le théâtre, tandis que s’installait un certain mépris pour le petit écran. Les programmes de fiction se sont un peu endormis, en termes de narration. La France a aussi souffert d’une sorte de modèle dominant qui a coupé la transmission de ce savoir-faire.

Quel modèle dominant ?

L’héritage en droite ligne du Nouveau Roman et de la Nouvelle Vague, qui étaient fondés l’un sur la libération des contraintes de ponctuation et sur la fin du personnage, l’autre sur l’idée que le réalisateur pouvait s’autoriser à écrire lui-même tout son film. C’était vrai pour Jean-Luc Godard, mais pas pour tout le monde ! La télé a perdu les Michel Audiard, les Gérard Oury. Si on prend le succès de La Grande Vadrouille – 17 millions d’entrées en 1966 – et celui des Ch’tis en 2008 – 20,5 millions d’entrées –, on se dit qu’il y a eu un problème narratif entre les deux. Mais cette dimension perdue du récit est revenue en France dans le courant des années 1990, via les séries américaines qui ont commencé à émerger. Dans Twin Peaks ou New York Police Blues, la première série procédurale, l’histoire faisait évoluer les personnages en profondeur au fil des épisodes. Quand les grandes chaînes du câble sont arrivées, on a pu découvrir sur HBO Sex and the City, Les Soprano, Six Feet Under.

En quoi ces séries ont-elles changé la donne ?

Elles ont créé un petit choc chez les professionnels comme chez les spectateurs qui avaient accès à ce genre de séries. Les jeunes auteurs français ont compris qu’ils étaient très loin de cette écriture-là. La télé française, qui était en retard, s’est alors approvisionnée aux États-Unis pour diffuser toutes ces grandes séries, qui sont passées en prime time : Desperate Housewives, Lost, Les Experts. Le tournant est la période 1999-2001. L’engouement du public pour cette nouvelle offre a rendu ringardes les séries françaises de l’époque, à l’exception de PJ ou d’Avocats et associés sur France 2.

Les téléspectateurs ont pris goût à cette narration plus efficace venue du monde anglo-saxon, où les personnages sont travaillés de façon plus cohérente, plus profonde, avec une grande variété de récits. Les Anglais sont capables de faire aussi bien Downton Abbey, sur l’aristocratie et l’évolution sociale de l’Angleterre, que Shameless, une série sur une famille de classe moyenne très inférieure. Nous, on en était toujours à mettre en place des héros un peu sauveurs, le flic, le médecin… l’archétype réparateur. 

C’était moins bien ?

Cela correspondait moins à la réalité. Une défiance s’installait déjà vis-à-vis de nos institutions, aussi bien politiques, médicales que médiatiques. L’idée d’un héros réparateur ne convenait plus à un public conscient que les choses étaient plus ambiguës, qu’on devait travailler l’ambiguïté des personnages. Il faut garder à l’esprit l’origine des séries. Ce sont les grands feuilletons, qui apparaissent dès le xixe siècle, bien avant la télé ! Je suis convaincu que les pays qui fabriquent de grandes séries ont de grands feuilletonistes, de grands écrivains maîtrisant la narration. C’était l’intuition de Balzac ou de Zola à des périodes très chaotiques : la Restauration, la monarchie de Juillet, Napoléon III… Le système de valeurs changeait, les institutions étaient bousculées, la place des uns et des autres était remise en cause d’une génération à l’autre. La capacité de suivre un personnage dans la durée pour comprendre ce nouveau monde en train de naître était un véhicule de pensée et d’identification intéressant. C’est encore le cas aujourd’hui. On est à nouveau dans une période de changement et de perte de repères, où il n’y a plus de surmoi en politique. On assiste à la destruction d’un monde pendant que d’autres parties, qu’on ne voit pas, se construisent. Les séries modernes permettent de travailler les personnages dans leur complexité. Ils sont confrontés à des accidents répétés de leur vie, à un désarroi quant aux valeurs. 

Qu’a changé une série comme Plus belle la vie, avec plus de 4 000 épisodes diffusés sur France 3 ? 

Les scénaristes de Plus belle la vie ont une manière très intelligente de l’écrire. Quand ils abordent une thématique, ils ne se mettent jamais au-dessus des personnages ou du public. Si une fille revient de vacances voilée, on entend toujours deux personnages réagir : l’un dit qu’elle a raison, c’est sa liberté ; l’autre dit qu’elle se fait enfermer par le système patriarcal ancien. Ils essaient d’être à hauteur d’homme. C’est une des séries les plus populaires en France, toutes classes d’âge confondues. 

Quels sont les ingrédients d’une bonne série ?

Ça dépend des arènes. 

Vous voulez dire des chaînes ? 

Non ! Dans une série, on définit des personnages et l’arène, à savoir le lieu d’enjeux collectifs. Cela peut être un commissariat, un hôpital ou une agence artistique d’acteurs comme dans Dix pour cent. Dans Six Feet Under, c’est une entreprise de pompes funèbres à laquelle les membres de la famille sont liés. Pour Sex and the City, New York est l’arène. Pour Big Little Lies, c’est l’école. Les mères ont chacune des problèmes qu’elles cachent, mais ils rejaillissent à travers l’école et c’est par là qu’on les regarde. 

Revenons aux ingrédients du succès !

Les auteurs des plus grandes séries ont un lien très intime avec leur sujet. Il vient de très loin en eux, d’univers qui leur sont familiers, comme pour The Wire [Sur écoute, série imaginée par David Simon, ancien journaliste du Baltimore Sun, spécialiste des affaires criminelles]. À cela s’ajoute la constitution d’une documentation très approfondie, comme Éric Rochant l’a fait avec Le Bureau des légendes. Il ne faut pas oublier que vingt ans avant, il avait réalisé le film Les Patriotes. Ce thème du renseignement est chez lui une obsession. Il connaît intimement le sujet, comme Dominique Besnehard [producteur de Dix pour cent] connaît le monde des agents et des comédiens. Une très bonne série passe d’abord par une enquête de terrain assez longue, pour après s’en libérer. Il faut bien sûr s’inspirer de ce que pourvoit le réel. Puis travailler ses personnages très en profondeur, de manière à écrire comme une symphonie, où chacun a sa musique. Il faut faire du cousu main pour que les conflits et réconciliations tournent et ne soient jamais attendus. Là encore, on doit se mettre à la hauteur des personnages, sans tomber dans ce défaut très français qui est de leur faire porter un discours. On a tendance à se mettre au-dessus. 

En quoi les séries se distinguent-elles du cinéma ?

Le cinéma a une empreinte visuelle plus forte. Le récit par l’image a plus de chances d’exister au cinéma car vous entrez dans une salle et ce qui compte, c’est l’impression avec laquelle vous ressortez. Quand vous regardez une série, vous êtes sollicité par l’ordinateur ou le téléphone. L’action doit être plus rythmée. Cela crée un sentiment de lassitude car, à force de regarder tant de séries, on voit la fabrique derrière. Alors, beaucoup de séries font appel à des cinéastes car ils apportent leur dimension visuelle. Ils approfondissent ce qui se raconte pour que le langage ne soit pas seulement scénaristique, mais aussi cinématographique. Ainsi Cédric Klapisch dans Dix pour cent, ou le cinéaste canadien Jean-Marc Vallée avec Big Little Lies. Je pense que le public devient plus sophistiqué et se rend compte de l’ambition visuelle qui accompagne un récit efficace. Le plaisir devient alors plus global. À mon sens, le roman comme le cinéma devraient davantage s’inspirer de l’effort d’efficacité dramaturgique des séries télé. La série, elle, doit apprendre de l’ambition visuelle du cinéma. Tout cela communique. Mais le cinéma et les séries restent différents. 

En quoi, principalement ?

Au cinéma, le personnage est une question résolue en une heure trente. Dans la série, au contraire, si on veut durer sur plusieurs saisons, il faut une question irrésolue, pas forcément soluble. Les démarches intellectuelles sont différentes. 

Dans la narration et la dramaturgie des séries, la France a-t-elle comblé le retard que vous pointiez dans un rapport de 2012 ?

On a beaucoup progressé depuis six ans. Les producteurs de télévision ont pris conscience qu’il valait mieux associer les scénaristes à la mise en œuvre du projet et au tournage. Ils sont souvent conseillers artistiques sur les séries. La formation mise en place à la Fémis a fourni des auteurs. Les chaînes se sont ainsi ouvertes à une complexité dramaturgique. La culture commune du chemin qu’il faut faire s’est solidifiée. Quelque chose de l’ordre de l’intelligence commune s’est agrandi. Les chaînes sont conservatrices, mais aucune ne résiste à un très bon projet ! 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

Vous avez aimé ? Partagez-le !