Je rencontre le gouvernement américain, ou son représentant, le gouvernement d’État, directement, et face à face, une fois l’an – pas davantage – sous les traits de son percepteur ; telle est la seule manière dont un citoyen dans ma situation le rencontre forcément ; et il me dit alors distinctement : « Reconnais-moi » ; et la plus simple manière de traiter avec lui, la plus effective, et dans la situation actuelle, la plus indispensable, la meilleure manière d’exprimer le peu de satisfaction et d’affection qu’on en tire, c’est de le renier. […]

Il y a quelques années, l’État vint me trouver au nom de l’Église et m’ordonner de payer une certaine somme pour l’entretien d’un ecclésiastique que mon père allait entendre, mais moi jamais. « Payez, fit-il, ou entrez en prison. » Je refusai de payer. Malheureusement, un autre jugea opportun de payer. Je ne voyais pas pourquoi le maître d’école aurait dû payer pour le prêtre et pas le contraire ; car je n’étais pas le maître d’école de l’État, mais gagnais ma vie par une souscription volontaire. Je ne voyais pas pourquoi le lycée n’aurait pu présenter sa feuille d’impôts et obtenir de l’État qu’il soutienne sa réclamation, aussi bien que l’Église. Cependant, à la requête des conseillers municipaux, j’acceptai de publier ce communiqué par écrit : « Que chacun soit informé par la présente que moi, Henry Thoreau, ne souhaite pas être considéré comme appartenant à toute société constituée à laquelle je ne me serais pas formellement associé. » Je remis la déclaration au secrétaire municipal ; et il la détient. L’État, ayant ainsi appris que je ne souhaitais pas être tenu pour un membre de cette Église, ne vint plus jamais me faire une demande similaire bien qu’il dise qu’il devait s’en tenir à son hypothèse originelle pour cette fois. Si j’avais su leurs noms, j’aurais démissionné de toutes les sociétés auxquelles je n’avais jamais adhéré ; mais j’ignorais où en trouver la liste complète.

Je n’ai payé aucun impôt local depuis six ans. On m’a mis en prison une fois pour cette raison, une nuit. Et comme je regardais les murs de pierre massive, épais de deux ou trois pieds, la porte de bois et de fer épaisse d’un pied, la grille de fer qui altérait la lumière, je ne pouvais m’empêcher d’être frappé par la stupidité de cette institution qui me traitait comme si je n’étais rien que chair et os, à enfermer. Je m’étonnais qu’elle ait fini par conclure que c’était le meilleur usage qu’elle pouvait faire de moi et qu’elle n’ait jamais songé à profiter de mes services de quelque autre manière. Je voyais bien que s’il y avait un mur de pierres entre moi et mes concitoyens, il y en avait un d’encore plus difficile à escalader ou à percer avant qu’ils puissent être aussi libres que moi. Je ne me sentis pas un seul instant à l’étroit et ces murs paraissaient seulement un vaste gâchis de pierres et de ciment. J’avais l’impression d’être le seul de tous mes concitoyens à avoir payé mes impôts. À l’évidence, ils ne savaient comment me traiter, mais se comportaient comme des gens mal élevés. Chaque menace et chaque compliment dissimulaient une gaffe ; car ils estimaient que mon désir principal était de rester de l’autre côté de ce mur de pierre. Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant avec quel soin ils refermaient la porte sur mes méditations, qui les suivaient aussitôt à l’extérieur, sans encombre : c’étaient elles qui étaient dangereuses, en réalité.  […] Je voyais que l’État était à demi imbécile, qu’il était craintif comme une femme seule pour ses cuillers en argent, qu’il ne pouvait faire la différence entre ses amis et ses ennemis : je perdis le peu de respect que je gardais pour lui et le plaignis.

L’État ne s’adresse donc jamais intentionnellement à la raison de l’homme, intellectuelle ou morale, mais seulement à son corps, à ses sens. Il n’est pas armé d’un esprit ou d’une honnêteté supérieure, mais d’une force physique supérieure. Je ne suis pas né pour être contraint. Je veux respirer comme je l’entends. Voyons donc qui est le plus fort. Quelle force a une multitude ? Seuls peuvent me contraindre ceux qui obéissent à une loi plus altière que la mienne. Ils me contraignent à les imiter. Je n’entends pas parler d’hommes contraints à vivre de telle ou telle manière par des groupes d’hommes. Quelle sorte de vie serait-ce là ? Quand je rencontre un gouvernement qui me dit « La bourse ou la vie », pourquoi me hâterais-je de lui donner mon argent ? Il est peut-être dans une situation très difficile et ne sait que faire : je n’y puis rien. Il faut qu’il s’en sorte tout seul ; qu’il fasse comme moi. Rien ne sert de pleurnicher. Je ne suis pas responsable de la réussite du fonctionnement social. Je ne suis pas le fils de l’ingénieur. J’observe que lorsqu’un gland et une châtaigne tombent l’un à côté de l’autre, l’un d’eux ne reste pas inerte, ne s’efface pas devant l’autre, mais que tous deux obéissent à leurs propres lois, jaillissent, croissent et fleurissent de leur mieux jusqu’à ce que l’un en vienne, d’aventure, à dominer et détruire son rival. Si une plante ne peut vivre selon sa nature, elle meurt ; et il en va de même pour un homme. […]

Je n’ai jamais refusé de payer l’impôt sur les routes parce que je suis aussi soucieux de me montrer bon voisin que d’être mauvais administré ; quant à entretenir des écoles, je joue mon rôle pour instruire mes concitoyens en ce moment. Ce n’est pas pour un article particulier de la feuille d’impôts que je refuse de la payer. Je souhaite seulement refuser mon allégeance à l’État, me retirer et m’en tenir à l’écart en pratique. Peu me chaut de suivre pas à pas mon dollar, si c’est possible, à moins qu’il n’achète un homme ou une arme pour en tuer – le dollar est innocent mais ce qui m’importe c’est de repérer les effets de mon allégeance. En fait, je déclare tranquillement la guerre à l’État, à ma manière, bien que je souhaite continuer d’en retirer les utilités et les avantages que je pourrai, c’est bien naturel. 

Henry David Thoreau, La Désobéissance civile,traduction Guillaume Villeneuve, Mille et Une Nuits, 1996

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