Les études classiques ne laissaient, au lycée, la possibilité que d’une seule langue vivante. Mon père avait décidé pour moi que ce serait l’allemand. Lieutenant d’un maquis du Sud-Ouest, il avait été incorporé à l’armée de Lattre et avait connu la sanglante bataille d’Alsace. Pour qu’il n’y ait pas une troisième guerre mondiale, il pensait que ma génération devait fréquenter ses congénères d’outre-Rhin, afin que nous ayons des souvenirs et des projets communs. En plus de l’étude de la langue, de la civilisation et de la littérature, j’ai donc eu chaque année de ma scolarité secondaire un correspondant allemand. Il convenait d’en changer tous les ans, pour mieux connaître les différents Länder en passant quinze jours chez Raimund, Johannes, Harald, Lukas, Gunther ou Ludwig, qui viendraient en retour découvrir mon pays, tous munis d’avertissements parentaux sur l’effronterie des filles françaises.

Certains de ces correspondants venaient chez nous ou me recevaient comme en punition, d’autres faisaient de bons copains, l’un d’entre eux est devenu un ami. Mais, entre moi et eux tous, de même qu’entre moi et les garçons et les filles de l’Office franco-allemand pour la jeunesse auquel je fus inscrit pour faire bon poids, il y avait un pesant non-dit : le nazisme. Je n’ignorais rien de l’hitlérisme, de l’enthousiasme pour le Führer des populations du Reich, de la Solution finale, du procès de Nuremberg. Mon parrain, chef d’un maquis dénoncé à la Gestapo, avait été retrouvé sur le haut d’un tas de cadavres au camp de Dora par un sergent noir américain qui avait eu l’idée que peut-être certains de ces corps avaient encore un souffle de vie.

Jamais nous ne parlions de la guerre. Jamais nous ne demandions à nos correspondants – qui, d’ailleurs, ne le savaient probablement pas – ce que leur père avait fait entre 1933 et 1945. J’y pensais toujours. Je crois que c’est ce qui a fait que, libéré des obligations scolaires, j’ai tourné le dos à l’Allemagne jusqu’à oublier sa langue.

J’avais l’âge d’homme quand Beate Klarsfeld gifla Kurt Georg Kiesinger. Enfin ! Enfin, une Allemande demandait des comptes aux Allemands. Les obligeait à voir qu’ils avaient pour chancelier un homme qui avait organisé au plus haut niveau la propagande du IIIe Reich. Que, dans les hautes sphères de l’administration, de l’industrie, de la finance, les anciens membres du parti nazi pullulaient. Que de nombreux bourreaux menaient des vies paisibles, quoique leur passé fût connu. Le rideau était tombé : après Nuremberg, l’Allemagne croyait pouvoir passer à la suite. 

L’acte qui fêla ce silence honteux fut celui d’une femme seule, sans parti, sans soutien, contre l’immense majorité de l’opinion de son pays. Il s’inscrivait dans la lignée de l’engagement dans la Résistance de ces femmes et de ces hommes que leur seule conscience avait mis en mouvement et eut pour conséquence politique presque immédiate l’arrivée au pouvoir de Willy Brandt, antinazi constant et Allemand sans reproche, qui, un an après son accession à la chancellerie, alla s’agenouiller devant le mémorial du ghetto de Varsovie.

Tout cela fait pour moi que Beate Klarsfeld est entrée dans ce Panthéon invisible dans lequel chacun d’entre nous chérit les gestes et la mémoire de celles et ceux qui firent ce qu’ils pouvaient quand les autres ne le faisaient pas. C’est la définition que Romain Rolland donnait du héros. 

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