Comment deux jeunes gens qui n’avaient rien ou presque, sinon de l’intelligence, de l’énergie, une bonne constitution, le sens du bien et de l’engagement et de la débrouillardise, sont parvenus à changer l’histoire de -l’Allemagne et la vision que la France avait d’elle-même. C’est toute l’histoire de mes parents : Beate et Serge.

En 1968, lorsque Beate a giflé le chancelier Kurt Georg Kiesinger, ancien propagandiste nazi, les juges de -Berlin qui l’ont condamnée à un an de prison lui ont dit : « -Comment avez-vous pu employer la violence à l’encontre de notre chancelier ? » Beate leur a rétorqué : « La violence c’est quand on impose un chancelier nazi à la jeunesse allemande ! »

On dit souvent qu’il n’est pas bon d’avoir raison avant tout le monde. Vrai et faux. Il suffit parfois de vivre assez vieux, de perdre les habits de la jeunesse pour enfiler ceux d’un âge plus avancé pour que vos mérites soient officiellement reconnus. Après avoir giflé un chancelier et après avoir été condamnée à maintes reprises à la prison en Allemagne, Beate fut l’un des deux candidats à la présidence de la -République fédérale d’Allemagne en 2012.

Oui, ils ont eu raison avant tout le monde.

On leur disait : « Vous ne ferez jamais juger les nazis responsables de la déportation des Juifs de France qui vivent impunément en Allemagne. » Après une lutte épique faite de manifestations, -d’actions illégales, de tentatives d’enlèvement et, en même temps, d’un minutieux travail historique mettant en exergue les responsabilités des criminels, ils y sont parvenus lors d’un procès exemplaire qui eut lieu à Cologne en 1979-1980. Les politiciens allemands et la société politique allemande ne voulaient pas alors juger les responsables premiers de l’assassinat des Juifs ; aujourd’hui, -l’Allemagne s’efforce de juger avant leur tout dernier souffle les comptables et les gardiens des camps d’extermination.

On leur disait : « Cela ne sert à rien de faire le décompte des Juifs qui ont péri. » Ils l’ont fait avec précision, avec un merveilleux souci de vérité et de compassion, rendant leur identité aux 80 000 Juifs victimes de la Solution finale en France, et retrouvant les photos de près de la moitié des 11 000 enfants déportés. Aujourd’hui, cette individuali-sation est la base de toutes les entreprises mémorielles.

On leur disait : « Vous ne changerez jamais la vision que la France a de son histoire. » Aujourd’hui, tous les présidents de la République française répètent lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv la conclusion du livre historique de référence de Serge, Vichy-Auschwitz, selon laquelle :  « Les Juifs de France garderont toujours en mémoire que, si le régime de Vichy a abouti à une faillite morale et s’est déshonoré en contribuant efficacement à la perte d’un quart de la population juive de ce pays, les trois quarts restants doivent essentiellement leur survie à la sympathie sincère de l’ensemble des Français, ainsi qu’à leur solidarité agissante à partir du moment où ils -comprirent que les familles juives tombées entre les mains des Allemands étaient vouées à la mort. »

On leur disait : « Vous ne retrouverez jamais Klaus Barbie », le chef de la Gestapo de Lyon. Quand ils l’ont retrouvé, on leur a dit : « Ce n’est pas lui ou c’est trop loin, c’est trop dangereux. » Ils l’ont découvert, ils ont fait campagne en Amérique du Sud, ils l’ont ramené, fait juger et condamner à la prison à vie.

On leur disait : « Pourquoi manifestez-vous pour les droits de l’homme à la fois dans les dictatures d’extrême droite comme l’Argentine des colonels, le Paraguay de Stroessner, la Bolivie de Banzer, le Chili de Pinochet, et dans les dictatures populaires d’Europe de l’Est comme la -Tchécoslovaquie ou la Pologne ? Il vous faut choisir un camp ! » Ils avaient choisi le camp de la liberté et, aujourd’hui, les dictatures d’Amérique du Sud ont disparu, celles du bloc soviétique se sont effondrées.

On disait à Beate, qui s’affirmait dès 1968 comme une -Allemande réunifiée : « Il ne sert à rien de manifester pour une Allemagne réunifiée, -l’Europe ne le veut pas. » Elle n’a pas désespéré,  elle n’a pas renoncé et elle a eu raison.

Oui, parfois, il est utile que certains aient raison avant tout le monde, parce que l’histoire est imprévisible, parce que l’histoire est ce qu’en font les hommes, qu’ils soient de bonne ou de mauvaise volonté. Et au « triomphe de la volonté » funeste peut répondre une volonté humaine et bienveillante.

Serge et Beate ont tout réussi ou presque avec modestie, sens de l’histoire et sens de l’humour. Ils sont allés au bout d’eux-mêmes en restant épanouis, heureux, échappant aux colis piégés, aux bombes dans les voitures, insensibles aux menaces et aux pressions.

Si le couple franco--allemand avait une âme, elle s’appellerait Serge et Beate.

Ils ont tout réussi en ayant une belle vie de famille, deux enfants, trois petits-enfants, des chiens, des chats et même un petit singe ramené du Brésil.

Et moi, Arno, qui suis leur fils, qui les aime tant, à qui ils ont tout donné, je me demande, ou plutôt je ne veux pas me demander, ce que je deviendrai quand ils ne seront plus là. 

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