Nous les rescapés
Dans les ossements desquels la mort tailla ses flûtes
Sur les tendons desquels la mort déjà frotta son archet –
La musique mutilée de nos corps poursuit
Sa complainte.
Nous les rescapés,
Devant nous dans l’air bleu
Continuent de pendre les cordes nouées pour nous –
Les horloges continuent de se remplir des gouttes de notre sang.
Nous les rescapés,
Les vers de la peur continuent de se repaître de nous.
Notre astre est enterré dans la poussière.
Nous les rescapés, 
Vous supplions :
Montrez-nous lentement votre soleil.
À votre pas conduisez-nous d’étoile en étoile.
Laissez-nous tout bas réapprendre la vie.
Sinon le chant d’un oiseau,
L’eau dans le seau à la fontaine,
Pourraient faire se rouvrir notre douleur mal scellée
Et nous emporter avec l’écume –
Nous vous supplions :
Ne nous montrez pas encore un chien qui mord – 
Il se pourrait, il se pourrait
Que nous tombions en poussière – 
Sous vos yeux tombions en poussière.
Qu’est-ce donc qui tient ensemble notre trame ?
Pauvres de souffle désormais,
Nous dont l’âme du fond de minuit s’enfuyait vers Lui
Bien avant qu’on ne sauve notre corps
Dans l’arche de l’instant.
Nous les rescapés,
Nous serrons votre main,
Nous reconnaissons votre œil –
Mais seul l’adieu nous maintient encore ensemble,
L’adieu dans la poussière
Nous maintient ensemble avec vous.

« Chœur des rescapés » (1947), Dans les demeures de la mort, dans Éclipse d’étoile, traduit de l’allemand par Mireille Gansel © Verdier, 1999

Née allemande d’une famille juive, Nelly Sachs fuit en Suède en 1940, échappant aux camps d’extermination. Son œuvre est un cri muet, qui communie avec le silence des morts dans des images élémentaires et pathétiques.  

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