Nous avons affaire, avec la crise des Gilets jaunes, à ce que Hannah Arendt appelait un « événement », un moment imprévisible qui produit de la discontinuité. Les causes de cet événement étaient déjà présentes, mais on assiste à une accélération de l’histoire.

Pour moi qui travaille depuis vingt ans sur la participation citoyenne, la première surprise provoquée par ce mouvement, c’est le retour sur la scène politique des classes populaires. Ces dernières années, on constatait leur effacement, dans les espaces de la démocratie tant représentative – elles avaient tendance à voter de moins en moins, l’abstention étant très différenciée selon les milieux –, que participative – les ouvriers et les employés étant relativement absents de ses instances, comme les conseils de quartier. Ces classes populaires réinvestissent ainsi le débat public, avec leurs codes et leur langage. En se servant de Facebook et des réseaux sociaux, qui n’exigent pas d’obéir aux codes classiques, elles ont réussi à imposer leur propre vocabulaire, leurs propres symboles, des gilets jaunes aux ronds-points. C’est un processus tout à fait inattendu, qui a pris tout le monde au dépourvu.

Deuxième élément d’intérêt : on a vu de nouveau s’articuler ces deux idéaux que sont la justice sociale et la démocratie. Dans L’Invention du politique, l’historien Moses I. Finley explique que la démocratie a été inventée en Grèce pour résoudre un conflit social majeur entre le peuple et les riches, puis entre les patriciens et les plébéiens. Dans le cas des Gilets jaunes, le fait que les revendications en faveur de davantage de justice sociale et de moins d’inégalités se soient très rapidement accompagnées de demandes pour davantage de démocratie montre que les citoyens ont fait le lien entre ces deux sphères : la moindre représentation ou l’absence d’écoute des citoyens ont des conséquences directes sur les conditions sociales et économiques des uns et des autres. C’est un constat très fort, que le politiste Samuel Hayat a bien mis en lumière dans l’article, publié sur son blog, « Les Gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir » : ce mouvement a réactivé un sens de l’égalité, de la morale ordinaire, de la justice.

Troisième remarque : on a commencé à repenser la question de l’écologie, en lien avec la justice sociale. Dans un premier temps, le refus de la taxe carbone a été stigmatisé comme l’affirmation d’un droit à l’automobile. Mais d’autres arguments sont apparus : pourquoi taxer le diesel, et pas le kérosène ? Et, surtout, les inégalités dont sont frappées les couches populaires et les dérèglements environnementaux n’auraient-ils pas une même cause, à savoir le système économique néolibéral actuel, adversaire commun de ceux qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois et de ceux qui réfléchissent à la fin du monde ?

Autre surprise pour l’observateur du débat public : la mise à l’écart des thèmes liés au religieux, à l’ethnicité, à l’assistanat, habituellement portés par l’extrême droite. Jusqu’à présent, l’entreprise, préméditée ou non, consistait à opposer les catégories populaires les unes aux autres – nationaux contre étrangers, travailleurs contre assistés. Avec ce mouvement, les pauvres ont parlé en tant que tels, et non pas selon d’autres catégories. Cela a permis une certaine ambivalence du mouvement, rejoint du coup par des gens de gauche comme de droite.

Enfin, le dernier point symptomatique, c’est la crise de la représentation. Ce n’est pas un thème nouveau, il traverse notre vie politique depuis cinquante ans. Mais il n’a jamais semblé si fort, parce qu’il y a un sentiment dominant auprès d’une part croissante de la population, y compris au sein des classes moyennes intégrées, qu’on est mal représenté, voire qu’on ne l’est plus. Il y a un sentiment que les gouvernements ne représentent que certains intérêts, en particulier ceux des catégories les plus riches de la population. Ce sentiment se présente de plus en plus comme une évidence, celle d’un déni de représentation qui confine à la trahison et suscite une forme de colère à l’égard des dirigeants.

Il y a toutefois un phénomène nouveau, qui est l’aversion profonde à l’égard de l’idée de représentation. De plus en plus de citoyens considèrent qu’ils n’ont plus à être représentés. Que leur situation est si particulière que personne, et surtout pas quelqu’un qui ne la partage pas, ne peut légitimement prétendre parler en leur nom. Déjà, le mouvement Nuit debout réfléchissait à des solutions alternatives à la représentation. Aujourd’hui, avec les Gilets jaunes, celle-ci n’est plus une option possible. Et c’est ce qui a conduit à penser que le référendum d’initiative citoyenne constituerait l’alpha et l’oméga pour se débarrasser de la représentation et ouvrir la voie à la démocratie directe.

De quoi ce mouvement est-il le nom ? Et pourquoi doit-on aujourd’hui envisager un effondrement de nos institutions démocratiques ?

Avec les Gilets jaunes, on assiste à la réactivation d’un conflit ancien entre deux conceptions de la démocratie. D’un côté, une vision élitiste, qui limite la souveraineté du peuple à la simple désignation de gouvernants, toute entière fondée sur l’élection ; dans l’intervalle entre deux élections, les citoyens disparaissent de l’espace politique légitime et du processus de décision. D’un autre côté, une vision plus ambitieuse de la démocratie consiste à penser que le représentant ne peut pas purement et simplement se substituer au représenté ; le peuple peut interpeller le pouvoir et contribuer au processus de décision. C’est un conflit auquel on a pu assister dès la Révolution française, avec les sans-culottes contre l’Assemblée, avant que la conception d’un peuple passif ne finisse par s’imposer, du moins jusqu’aux années 1990.

Dans La Fin de l’histoire et le dernier homme, paru en 1992, Francis Fukuyama jugeait qu’il n’y avait pas d’alternative au marché ni à la démocratie libérale représentative. Ce problème, qui semblait réglé, resurgit aujourd’hui avec une intensité très forte, avec des gens qui nous disent : « Nous ne sommes pas en démocratie. » Si nous ne pouvons avoir aucune influence sur la prise de décision en dehors des élections, nous ne sommes pas en démocratie.

Un autre débat vient aujourd’hui se superposer à ces conflits anciens, un débat entre deux modèles politiques qui s’affrontent et se réclament l’un et l’autre de la démocratie, en exacerbant les définitions précédentes. D’un côté, une vision élitiste, « épistocratique » de la démocratie : se réclamant du savoir, de compétences particulières, d’une maîtrise supérieure de la compréhension des lois du monde, elle prétend imposer une forme de parole qui écarte tout débat et tout conflit. Une épistocratie élective – rappelons qu’élite et élection ont la même racine – qui se montre aujourd’hui de plus en plus fermée à toute forme de contestation. De l’autre côté, une vision « populiste » de la démocratie tend à idéaliser le peuple et cherche à dégager une volonté populaire qui serait nécessairement bonne, nécessairement homogène, gommant elle aussi l’idée de conflit. 

Ces deux versions radicales écrasent aujourd’hui la démocratie, tandis que disparaissent les espaces intermédiaires de représentation, rejetés par les uns comme par les autres : syndicats, partis politiques, associations populaires, élus locaux, censés faire l’interface entre la société civile et le gouvernement. Il y a un véritable risque de disparition de toute forme d’intermédiation, risque renforcé par l’essor des réseaux sociaux dont la voix deviendrait la voix du peuple.

Cette tension est dangereuse, car elle peut mener à l’effondrement démocratique. Déjà, on voit de nombreux pays du monde tomber comme des dominos du côté de l’autoritarisme. Un autoritarisme qui peut avoir plusieurs formes, même s’il ne faut pas les renvoyer dos à dos. Car la seule alternance aujourd’hui semble être entre un néolibéralisme technocratique et autoritaire et un autoritarisme pur et simple fondé sur l’élection. Ces deux modèles politiques, incarnés lors du second tour de la dernière élection présidentielle, sont en train d’occuper tout l’espace du débat démocratique. 

Mais, dans les deux cas, on a une vision autoritaire, avec des libertés politiques qui régressent et avec elles les possibilités de contester le pouvoir. Et cette impasse se marque dans notre société par une carence d’espaces de débat, de réflexivité, de coconstruction des politiques publiques.

À partir de là, que peut-on attendre du grand débat annoncé par le gouvernement ? J’aurais espéré et j’espère encore qu’il soit une voie de sortie de cette crise par le haut, qu’il permette de résoudre les problèmes de la démocratie par plus de démocratie. J’entends : par une forme de démocratie délibérative, soit la possibilité pour chaque citoyen concerné par la décision politique d’exprimer son point de vue sur cette décision et de participer à l’élaboration des solutions aux problèmes collectifs. Or ce grand débat se profile sous de très mauvais auspices.

Il y a deux conditions pour qu’un débat puisse produire les effets démocratiques attendus. La première, c’est la qualité de son organisation. Un débat public ne s’improvise pas. Il faut utiliser des outils, des compétences, des modérateurs, des dispositifs procéduralisés, pour faire en sorte que les uns et les autres se parlent et éventuellement collaborent. Or nous avons en France une institution originale, la Commission nationale du débat public (CNDP), censée garantir la qualité du débat. Mais il semble aujourd’hui clair que le gouvernement n’a pas voulu déléguer à cette instance l’intégralité de l’organisation du débat et a voulu s’en mêler. Or, dans la situation actuelle, il n’est pas pensable, selon moi, que ce soit l’Élysée qui définisse les conditions de ce débat. Ça n’a jamais fonctionné. Déjà fragilisée par les critiques sur le salaire de sa présidente, la CNDP n’a plus les moyens de marquer son autonomie par rapport à l’exécutif. Il y a donc de vraies inquiétudes sur l’organisation.

L’autre condition – la plus importante – pour qu’un débat fonctionne et que les citoyens y participent, c’est qu’il y ait une perspective d’action à son issue. Or, nous avons des ministres qui prennent la parole pour dire que rien ne changera. C’est le meilleur moyen de tuer le débat. Les citoyens ne sont pas idiots : pourquoi participer à un processus prétendument démocratique, qui a vocation à ne pas produire d’effets ? Pour moi, la seule façon de restaurer sa crédibilité, c’est de lui associer un référendum. Après des mois de réunions et de débats régionaux, nous aurions besoin d’une convention solennelle, qui reçoive les contributions et les synthèses des discussions précédentes, et identifie quelques questions à soumettre à l’ensemble du corps politique. Ce serait le meilleur moyen de concilier démocratie participative et démocratie directe, avec un référendum à questions multiples, pourquoi pas lors des européennes. Et ainsi de rendre sa force à l’expérience démocratique. 

En revanche, si nous ratons le coche, si nous gâchons ce rendez-vous entre le peuple et les élites, on se dirigera de façon inéluctable vers un régime politique autoritaire. La présidence Macron a été présentée comme une force de renouvellement, mais elle constitue en réalité la dernière cartouche de la démocratie libérale représentative. Pendant des décennies, cette dernière a fait preuve d’une résilience incroyable, absorbant la critique, intégrant la classe ouvrière, accordant le droit de vote aux femmes, pratiquant la décentralisation. Mais ses dernières cartouches sont épuisées aujourd’hui. Et l’histoire nous a montré qu’il est, hélas, beaucoup plus facile de basculer dans un régime autoritaire que de renouer avec la démocratie. Le pire est presque toujours sûr. 

 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO & JULIEN BISSON

Vous avez aimé ? Partagez-le !