L'élection d’Emmanuel Macron semble remonter à une éternité, tant le fossé s’est creusé depuis entre le pouvoir et l’opinion. Seuls dix-huit mois la séparent pourtant du début de la crise des Gilets jaunes qui le rejettent violemment. Comment expliquer que le jeune président, dont la victoire avait été largement interprétée comme le signal d’un renouvellement de la vie politique et de ses pratiques, puisse à ce point incarner aujourd’hui la déconnexion des élites d’avec les aspirations populaires ? 

Plusieurs facteurs expliquent ce divorce. Le sentiment d’incompréhension mutuelle entre une classe politique tétanisée et une part croissante de la population est l’un des symptômes de la crise de la représentation au long cours qui traverse l’ensemble des démocraties contemporaines. « Ils ne nous représentent pas ! », le slogan des Indignados, mouvement social à l’origine du parti Podemos en Espagne, a été suivi depuis par les « Macron démission » et autres « Qu’ils s’en aillent tous ! », des mots d’ordre qui mettent en lumière la profonde méfiance de l’opinion à l’égard des élus. Dans toutes les enquêtes politiques domine l’impression que ces derniers ne se préoccupent pas des citoyens ordinaires et de leurs problèmes, en premier lieu parce qu’ils ne partagent pas leur expérience de vie. Exit l’idée d’une élection des meilleurs, dominante dans la conception de la représentation depuis le XIXe siècle. La « démocratie du public » (Bernard Manin) impose aujourd’hui que les représentants incarnent leurs électeurs au sens le plus littéral et partagent avec eux leurs difficultés et leur regard sur le monde. Et c’est là que le bât blesse, les premiers étant pour la plupart issus des classes favorisées. Dès lors, émerge l’accusation qu’ils trahissent le mandat qui leur a été confié, voire qu’ils confisquent une représentation dont ils ont pourtant été légalement investis. Cette contestation des élus s’accompagne d’un discrédit général des élites (tant politiques que journalistiques) et d’une crise de l’offre politique, qui ont atteint, en 2017, leur paroxysme. Peut-être n’avons-nous pas assez réfléchi à leurs conséquences.

Ces éléments se conjuguent à un sentiment de déception vis-à-vis du président de la République lui-même. La victoire d’Emmanuel Macron en 2017 avait été permise par une campagne hors norme, marquée par le pari d’un large renouvellement, tant générationnel que professionnel, du personnel politique, ainsi que par la volonté de recourir à une campagne « participative », dont le corollaire était, paradoxalement, une personnalisation maximale d’En Marche !. Toute l’ambivalence de la perspective macronienne, entre horizontalité et verticalité, était déjà là. Le lancement d’une « grande marche » en 2016 visant à récolter 100 000 témoignages citoyens pour élaborer un plan de gouvernement s’inscrivait dans une dimension horizontale. Mais le fonctionnement du mouvement né à Amiens en avril 2016 était paradoxalement largement structuré autour de la personnalité d’Emmanuel Macron : toutes les grandes impulsions émanaient de lui et sa pensée en irriguait très largement les orientations. 

Une fois au pouvoir, l’équilibre entre horizontalité et verticalité a volé en éclats, au profit d’une pratique solitaire du pouvoir qui a pris plusieurs formes. La revendication d’une présidence jupitérienne avait pour objet de contrebalancer ce qui était perçu comme un défaut d’incarnation de la fonction par son prédécesseur François Hollande ; elle s’est accompagnée d’un dédain affiché pour les corps intermédiaires et les contre-pouvoirs, à commencer par les élus locaux, mais également d’une mise à distance de la presse, qui s’est muée en une série d’attaques à son encontre à partir de l’affaire Benalla. Le projet de réforme constitutionnelle, dont l’un des objectifs est de réduire le nombre de députés et leur pouvoir, a été mal perçu, tandis que le mépris affiché par le président à l’égard de l’opposition a nourri un antiparlementarisme latent dans la société française. Tournant le dos à la promesse d’un nouveau monde inaugurant une démocratie plus participative que portait sa campagne, Emmanuel Macron, responsable de tout, en première ligne sur tous les sujets, a répété l’erreur de son prédécesseur Nicolas Sarkozy : il a rétabli une « omniprésidence », avec pour conséquence de maximiser sa visibilité, mais aussi de faire tomber la protection que constituent traditionnellement pour le président le Premier ministre, le gouvernement et le Parlement dans les institutions de la Ve République. Les petites phrases qui ont émaillé son début de quinquennat, jugées méprisantes, ont fait le reste : elles ont achevé de figer l’image d’un pouvoir coupé de son peuple et indifférent à ses revendications et à ses difficultés, un sentiment renforcé par l’erreur initiale de la suppression de l’ISF, pourtant populaire dans la société française, toutes tendances politiques confondues. 

Alors que les syndicats, historiquement faibles en France, se trouvent aujourd’hui quasiment inaudibles, tout comme les partis politiques envers lesquels l’hostilité publique est maximale, l’exécutif et la majorité se retrouvent seuls face à la population. La mise en œuvre de réformes libérales incomprises par l’opinion a achevé de creuser le gouffre qui sépare la société française de ses représentants, et on peine à voir comment celui-ci pourrait être comblé. Le pouvoir semble miser sur la grande consultation citoyenne lancée par le président de la République pour renouer le dialogue et démontrer qu’il est en mesure d’entendre les messages qui lui sont envoyés par la base. Mais c’est ignorer que ce débat a débuté au printemps dernier avec les premières pétitions contre la politique fiscale diffusées sur Internet et se prolonge depuis l’automne dans les mouvements de protestation des Gilets jaunes contre la politique gouvernementale. Pour qu’un tel dialogue soit fructueux, il faudrait que les deux parties parlent encore la même langue et s’accordent sur une base de discussion. Il est clair, à ce stade, que ce n’est plus le cas. 

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