Dans les démocraties contemporaines, il existe plusieurs façons de faire parler et d’entendre la population : les élections, les référendums, la concertation… et les sondages. Pour les décideurs politiques, ces derniers permettent de « prendre la température » entre deux élections et sont devenus une pratique courante. On ne s’étonnera donc pas que le mouvement des Gilets jaunes ait suscité son lot de sondages qui viennent concurrencer d’autres approches comme le micro-trottoir, l’étude des déclarations des Gilets jaunes les plus en vue ou encore l’analyse des posts et vidéos Facebook les plus lus ou regardés. Les sondeurs participent à ce travail en collectant des questionnaires auprès d’échantillons dits représentatifs. L’un des derniers en date, le sondage d’Odoxa-Dentsu consulting pour Le Figaro et France Info, publié le 3 janvier, établit ainsi qu’une majorité de Français (55 %) souhaite que le mouvement des Gilets jaunes se poursuive. Un résultat qui confirme un soutien majoritaire, mais dénote malgré tout un fléchissement de celui-ci depuis novembre dernier.

Les sondeurs affirment donc, scientificité à l’appui, que le mouvement des Gilets jaunes est soutenu. Cette affirmation a évidemment un impact majeur sur le débat démocratique, sans compter son effet autoréalisateur : puisque le mouvement est soutenu, sûrement devrais-je moi aussi le soutenir ? Pourtant, les techniques qui ont conduit à ce résultat ne sont pas sans poser question – peut-être aujourd’hui plus encore que par le passé. Les sondages réussissent la prouesse de mettre en forme une parole collective en n’agrégeant qu’une infime minorité d’opinions individuelles – infime, mais sélectionnée pour représenter l’ensemble de la population. La plupart des sondages politiques s’appuient ainsi sur 1 000 répondants pour représenter plus de 50 millions de personnes en âge de voter.

Cette prouesse n’est valable que si l’échantillon interrogé s’apparente à un modèle réduit, en tous points semblable à son modèle grandeur nature : la population française. Pour cela, les instituts de sondage utilisent des quotas : les proportions d’hommes et de femmes, d’ouvriers et de cadres, d’urbains et de ruraux, et des diverses classes d’âge doivent respecter ce que l’on connaît de la population française. Or ces précautions ne suffisent plus : ce n’est pas parce que les quotas sont respectés que l’on parvient à couvrir fidèlement l’ensemble des sensibilités traversant la population française. De fait, la réticence croissante à répondre à des questionnaires, quels qu’ils soient, est aujourd’hui manifeste. Et ce déclin est socialement situé : dans bien des cas, ce sont à la fois les ménages les plus précaires et les ménages les plus favorisés qui sont désormais les plus difficiles à joindre.

Pour les sondages d’opinion, ce refus croissant – en particulier lorsqu’il touche spécifiquement certaines catégories – a un effet dévastateur : il déstructure le modèle réduit. Ce qui peut conduire à biaiser irrémédiablement l’analyse – Donald Trump l’a bien compris, lui qui n’a pas écouté les nombreux sondages donnant son adversaire démocrate gagnante lors des dernières élections américaines. Loin de constituer des instruments de mesure imperturbables, les sondages – finalement au même titre que tout autre instrument de mise en forme de l’expression citoyenne – subissent de plein fouet ce climat de défiance démocratique. 

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