Quel lien faites-vous entre votre formation de dix-neuviémiste et l’œuvre de Michel Houellebecq ?

Houellebecq est un extraordinaire lecteur de tout le XIXe siècle, qui constitue le fond de sa culture. Ce n’est pas un hasard si, balzacienne au départ, je me suis intéressée à son œuvre : Balzac est un des modèles que Houellebecq convoque le plus souvent. Ils partagent l’un et l’autre une même ambition : rendre compte du monde dans lequel ils vivent, dévoiler les ressorts de la machinerie sociale, en révéler les lois. Je pense que Houellebecq a été l’un des premiers écrivains français à renouer avec cette grande tradition réaliste qui prétend élucider le fonctionnement du monde contemporain – et que ses lecteurs s’y sont effectivement reconnus. 

Quelle a été votre réaction à la lecture de Sérotonine ?

J’ai retrouvé ce que j’aime toujours dans le roman houellebecquien : son humour acide, son caractère incisif, sa profonde empathie avec la société actuelle et la souffrance des personnages qu’il met en scène. Mais il y a aussi des éléments nouveaux qui apparaissent, du point de vue des thèmes, et du point de vue stylistique : ses phrases s’allongent, se font de plus en plus sinueuses, multiplient les détours, et ce travail qui tend à perdre le lecteur en le privant de ses repères m’intéresse. Ce roman est aussi une forme de retour aux sources.

De quel point de vue ?

Pour des raisons essentiellement biographiques. La première, c’est la mise en scène des difficultés du monde agricole, ce qui correspond chez Houellebecq à un intérêt très ancien, puisqu’il a intégré l’Agro après avoir suivi une prépa scientifique. La seconde, c’est le retour aux origines rurales de sa famille qui vient de Normandie. Vous savez sans doute que Houellebecq, né sous le nom de Michel Thomas, a été élevé par sa grand-mère paternelle, dont il a repris le nom de jeune fille pour en faire son nom de plume. Elle s’appelait Henriette Houellebecq, et elle venait de la Manche. D’une certaine manière, avec Sérotonine, il retourne à ses origines familiales.

Quelle est la France que raconte Houellebecq ?

La France qui succède à celle des Trente Glorieuses, c’est-à-dire indissociablement celle du triomphe du capitalisme ultralibéral et celle de la crise : un pays en souffrance et en déclin, emporté par la mondialisation, et où l’écart se radicalise entre les « vainqueurs » et les « vaincus » du système. Houellebecq n’a jamais cependant abordé les extrêmes d’un point de vue sociologique : ni les vraies élites, celles par exemple des grands patrons, ni l’extrême pauvreté. Son terrain de prédilection est celui de la vaste classe moyenne – sans doute parce qu’elle représente ce qu’il connaît le mieux. Ses romans varient en fonction du milieu professionnel et des régions qu’il choisit d’explorer. Il y a un côté « tour de France » dans l’œuvre de Houellebecq : on parcourt le territoire, et on assiste à la muséification d’un pays qui vire au cliché, la France de Jean-Pierre Pernaut, celle des traditions et de l’« art de vivre »… La juxtaposition de la souffrance sociale avec ce décor pour touristes totalement factice est quelque chose de typiquement houellebecquien. 

Bernard Maris avait souligné combien l’œuvre de Houellebecq mettait en lumière la violence du marché. C’est encore le cas dans Sérotonine ?

Maris l’a en effet affirmé avec force : aucun romancier n’a jamais, avant Houellebecq, aussi bien perçu l’essence du capitalisme, fondé sur l’incertitude et l’angoisse. Et, oui, c’est à nouveau très sensible dans Sérotonine, qui met l’accent cette fois sur la désespérance du monde agricole : l’extrême difficulté des conditions d’existence des agriculteurs, leur combat pour survivre dans une économie libérale et mondialisée, la manière dont peu à peu, et semble-t-il inéluctablement, ils disparaissent. Le narrateur du roman voit dans cette disparition qui, dit-il, ne donnera jamais lieu à un reportage sur BFM, comme un gigantesque plan social invisible et silencieux.

À vos yeux, l’œuvre de Houellebecq offre au lecteur un moyen de résister au monde contemporain. Comment ?

Ce n’est manifestement pas une affaire de sérotonine ! Une des spécificités de l’œuvre houellebecquienne, c’est de mettre en évidence la manière dont le capitalisme libéral nous impose, à travers le langage stéréotypé de l’idéologie et des diktats publicitaires, une façon de percevoir le monde et de concevoir nos vies. Tous les romans de Houellebecq travaillent à mettre le lecteur à distance de ces clichés mécaniques. Ce n’est pas un hasard si tous ses personnages se caractérisent par une impossibilité radicale d’adhérer au monde dans lequel ils vivent : de la même manière que Houellebecq dit lui-même éprouver un constant sentiment d’« aquaplaning existentiel », ses personnages principaux se situent dans un perpétuel décalage avec la société actuelle. Et tout lecteur de Houellebecq expérimente lui-même cette position de « désadhésion » au monde, qui est nécessairement une position critique. 

Quels échos percevez-vous entre Sérotonine et le mouvement des Gilets jaunes ?

Même si le monde agricole que représente Houellebecq dans Sérotonine ne correspond pas vraiment à la réalité sociologique très hétérogène des Gilets jaunes, on ne peut qu’être frappé par certaines ressemblances. Les Gilets jaunes font partie de ces « vaincus » du système libéral que Houellebecq évoque dans tous ses romans et peut-être plus encore dans sa poésie. Sérotonine ne fait pas exception : le roman décrit, du côté du monde agricole, les ravages d’un déclassement qui est beaucoup plus qu’une menace, et qui suscite en retour la colère contre ce que le narrateur désigne comme l’« oppression légale ». On y trouve aussi l’idée que cette colère ne peut se traduire que par une volonté de « blocage » du système, une mise à l’arrêt forcée de la machine : les agriculteurs de Houellebecq barrent l’autoroute A13, comme les Gilets jaunes occupent les routes, parce qu’il faut que « cela s’arrête ». Mais ce que Houellebecq dépeint sans doute encore le mieux, c’est la solitude radicale et tragique des individus, cette « déliaison » qui condamne progressivement les relations humaines à disparaître : là encore, c’est une réalité qu’on entend percer dans ces propos des Gilets jaunes qui disent redécouvrir la fraternité sur les ronds-points. Houellebecq, dès ses premiers livres, a eu pour projet de « creuser les sujets dont personne ne veut entendre parler » et qui constituent « l’envers du décor » de nos sociétés : on ne peut que constater qu’il y réussit désespérément bien. 

Comment vaincre ce sentiment de solitude ?

Ce monde de la déliaison est aussi celui de Sérotonine. Mais ce qui est, au sens propre, extraordinaire dans ce roman, c’est que la possibilité d’un lien y est à nouveau envisagée : contrairement à tous les autres romans houellebecquiens, on y trouve des enfants qui sont aimés de leurs parents, ainsi qu’une amitié masculine très forte. Surtout, il y a l’idée de ce mouvement collectif des agriculteurs qui se réunissent pour tenter d’agir ensemble. Cela se termine très mal, évidemment ; mais le fait même qu’une action collective soit envisagée dans un roman de Houellebecq est très étonnant. 

Votre essai porte le titre Houellebecq, l’art de la consolation. En quoi pratique-t-il la consolation ?

Si Houellebecq part du constat de la solitude dans laquelle nous sommes plongés, c’est pour produire une littérature d’adresse qui crée un lien très puissant entre l’auteur et le lecteur. On a trop oublié la belle introduction de Soumission, qui affirme que ce qui se passe entre un auteur et un lecteur est plus fort et plus profond que la conversation avec un ami. Toute l’œuvre de Houellebecq se fonde sur cette idée, et Sérotonine aussi. Cela dit, la consolation houellebecquienne est toujours fragile, précaire, complexe : elle repose sur l’écoute du lecteur, sur sa capacité à saisir l’idéalisme implicite du texte. 

En quoi voyez-vous du romantisme chez Houellebecq ?

Il y aurait beaucoup à dire – Aurélien Bellanger a même écrit tout un livre sur cette question [Houellebecq, écrivain romantique, Léo Scheer, 2015]. Concernant Sérotonine, on ne peut que constater qu’il s’agit aussi, comme Houellebecq l’avait d’ailleurs annoncé bien avant sa parution, d’un roman sentimental : une réflexion sur l’amour, et sur l’idée que lorsqu’on laisse passer l’occasion du bonheur dans sa vie, tout est terminé, et qu’on n’a jamais de seconde chance. Je crois que, dans ce roman, Houellebecq règle ses comptes avec une référence centrale pour lui, qui est le Graziella de Lamartine, paru en 1852, alors que son auteur avait 62 ans. L’écrivain vieillissant y revient sur un amour de jeunesse : la fille de pêcheurs italiens qu’il a rencontrée adolescent et dont il est tombé amoureux. Il va finir, sur les injonctions de sa famille aristocrate, par l’abandonner et repartir en France, en lui promettant de revenir. Ce que, bien sûr, il ne fera pas. À la fin de sa vie, il écrit Graziella, réalisant sans doute avec certitude qu’il a manqué la possibilité offerte d’un amour pur. Il y a là un écho évident avec Sérotonine : Camille, et peut-être plus encore Kate, sont un peu les Graziella du narrateur. 

Quel accueil prévoyez-vous pour Sérotonine ?

La réception va sans doute être très axée à la fois sur l’actualité (les Gilets jaunes), et sur la dimension idéologique (les récentes déclarations sur Trump, entre autres), et c’est dommage. On risque, à nouveau, de rater l’essentiel : l’humour, l’idéalisme critique, la réflexion amoureuse, la profondeur littéraire… Et puis, encore une fois, cette ambiguïté fondamentale qui est au cœur de l’œuvre houellebecquienne. Car qu’est-ce que la sérotonine ? À chaque fois qu’il en est question dans le roman, on nous dit que c’est un produit d’une « efficacité surprenante », mais dont on ne peut clairement ni expliquer ni même déterminer les effets : cela ressemble de très près à l’œuvre houellebecquienne, qui relève d’un processus chimique étrange, à la fois explosif et étonnamment réversible. 

Qu’est-ce qui vous a personnellement attirée vers cette œuvre sur laquelle vous avez beaucoup travaillé ?

La lecture de Rester vivant, méthode, quand j’étais encore étudiante, et la découverte d’un écrivain pour qui la littérature ne fonctionnait ni comme un métier, ni comme un à-côté, ni comme un outil de valorisation narcissique, mais comme un pur moyen de survie. Chez Houellebecq, l’urgence est du côté de l’écriture – pour se sauver, il faut écrire ; mais il y a aussi une résonance du côté de la lecture – pour se sauver, il faut lire. La littérature, une question de vie ou de mort : j’ai trouvé ça extraordinaire – mais ce doit être mon côté romantique à moi aussi ! 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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