Jamal Khashoggi, assassiné à Istanbul, Gerald Fischman, Rob Hiaasen, John McNamara, Rebecca Smith et Wendi Winters morts sous les balles d’un lecteur de leur quotidien, Wa Lone et Kyaw Soe Oo, condamnés à sept ans de prison pour leur enquête sur le massacre de Rohingyas par des militaires birmans, Maria Ressa, poursuivie pour fraude fiscale par Rodrigo Duterte alors qu’elle dévoilait les horreurs de sa « guerre antidrogue » : ces confrères qui font ces jours-ci la une de Time et tous ceux qu’à travers le monde on assassine, on torture, on emprisonne ou que l’on empêche d’exercer leur métier ne doivent pas servir de savonnettes à vilain aux journalistes qui, dans des pays où le droit d’informer est réel et la liberté de l’exercer garantie, ne prennent même pas le risque de déplaire aux réseaux sociaux, négligent de rendre compte de la réalité sociale, culturelle, économique ou de mettre les institutions et les entreprises en face de leurs responsabilités.

La crise financière de la presse française ne doit pas masquer sa crise morale. Elle est ancienne. Déjà l’ancêtre des quotidiens, La Gazette de Théophraste Renaudot, était fabriquée dans l’antichambre du pouvoir, quand elle n’était pas dictée par Richelieu. À société de cour – et qui pourrait nier que nous en sommes encore une ? –, presse de cour. Dans notre pays, l’histoire du journalisme est faite de complaisance avec tous les pouvoirs : politiques, financiers, industriels ou cléricaux. Le roman en témoigne, de Balzac à Maupassant, de Druon à Daeninckx. Quelques parenthèses glorieuses font oublier à peu de frais cette constance. Nous aurions pu commémorer la guerre de 14-18 en rappelant le bourrage de crâne éhonté des journaux ou le cinquantenaire de Mai 68 en rappelant qu’un ministre disposait d’une ligne directe avec la direction de l’information télévisée.

Certes, cet inceste a pris fin, mais le journalisme, pour sa plus grande part et même dans sa variante la plus combative, reste obnubilé par les riches et les puissants, par les appareils d’État, par les grands corps, par les partis. Le reportage – aller voir le monde, le faire connaître et le rendre intelligible, donc transformable – reste le parent pauvre des journaux. Comment ne pas voir la part de responsabilité que porte dans la détresse et le courroux exprimés ces dernières semaines cette presse dédaigneuse du monde dans lequel vivent les frondeurs ? 

Dans bien des cas le journaliste se comporte comme un acteur de la vie publique, mais lorsqu’il faut assumer l’obligation de rendre compte de ses actes, il revêt son costume de simple témoin. « Je suis oiseau : voyez mes ailes », « Je suis souris : vivent les rats », proclame le chiroptère de La Fontaine pour échapper à la belette qui mange les premiers, puis à celle qui croque les seconds. Le sentiment prévaut que notre profession vit sans règles et au-dessus des lois. Aux États-Unis, lorsqu’une journaliste fut convaincue d’avoir « bidonné » un article qui lui avait valu le Pulitzer, elle dut rendre le prix, l’argent et quitter le métier. En France, si un confrère truque un entretien, ou s’il est condamné en justice pour avoir monnayé ses services, le 14 Juillet suivant, il interroge le président de la République et, un peu plus tard, le ministre de la Culture ajoute à sa croix de la Légion d’honneur la cravate de commandeur des Arts et lettres.

Étonnant, non ? 

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