Difficile de savoir si ce 11 novembre-là entrera dans les livres d’histoire. Cent ans jour pour jour après la signature de l’armistice dans la clairière de Rethondes, soixante-douze chefs d’État et de gouvernement commémoraient à Paris la fin de la Première Guerre mondiale, ce suicide de l’Europe à coups de pistolets, de canons, de gaz moutarde et, faut-il ajouter, d’un déluge de propagande et de fausses informations. Comme Karl Kraus l’avait hurlé à Vienne dans son journal Die Fackel, les « bourreurs de crâne » avaient préparé les esprits au « carnaval tragique ». Cent ans plus tard, le 11 novembre 2018, à l’ouverture du Forum de Paris pour la paix, des dirigeants d’Afrique, des Amériques, d’Europe et du Moyen-Orient formulent un engagement historique pour l’information et la démocratie.

Avant de revenir à cette scène qui se déroule dans la Grande Halle de la Villette, avec notamment les présidents Alvarado (Costa Rica), Caïd Essebsi (Tunisie), Macron (France) et Sall (Sénégal), les Premiers ministres Hariri (Liban), Solberg (Norvège) et Trudeau (Canada), reprenons cette histoire à son début, à l’instar de ces films où un flash-back ponctue la scène d’exposition. Nous voilà de retour deux mois plus tôt, le 11 septembre, anniversaire de l’attaque terroriste qui enterra les espoirs d’une victoire idéologique globale de la démocratie. De la fin de la Seconde Guerre mondiale au « 9/11 », le nombre de démocraties avait été multiplié par quatre. Depuis, la courbe s’est non seulement infléchie, mais retournée. Nous avons choisi cette date symbolique pour annoncer notre volonté de porter un Pacte international sur l’information et la démocratie.

Ce 11 septembre, donc, à la Maison de l’Amérique latine à Paris, une commission internationale composée de vingt-cinq personnalités de dix-huit nationalités tient sa première réunion afin de travailler à la rédaction d’une Déclaration internationale sur l’information et la démocratie, qui pourra être plus tard le fondement d’un engagement international. Parmi les membres de cette commission, les lauréats du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz (États-Unis) et Amartya Sen (Inde), le Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa (Pérou), la lauréate du prix Sakharov Hauwa Ibrahim (Nigéria), la juriste Mireille Delmas-Marty (France), des spécialistes des nouvelles technologies comme Yochaï Benkler (qui dirige le Berkman Center à Harvard), des journalistes de renom en proie à des régimes autoritaires comme Maria Ressa aux Philippines ou Can Dündar en Turquie… La Prix Nobel de la paix iranienne Shirin Ebadi et moi-même coprésidons la commission.

En un nouveau flash-back, remontons encore plus loin dans le temps. Le 10 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait au palais de Chaillot, à Paris, la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont l’article 19 garantit la liberté d’expression et d’opinion. Alors que nous célébrons le 70e anniversaire de la déclaration, il apparaît que, depuis le milieu des années 1990 et la création du Web, ce dernier a élargi le potentiel de liberté d’expression, contesté la prééminence de la communication top down (« du haut vers le bas »), et atténué la domination de certains conglomérats proches des pouvoirs. Mais nous ne saurions croire, comme Candide, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie, et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat », écrivait Hannah Arendt dans La Crise de la culture.

Or, we lost the rules, « nous avons perdu les règles », comme disent les Anglo-Saxons. Dans l’histoire des démocraties, les garanties concrètes pour la liberté d’expression et d’opinion avaient été établies au niveau national. Il s’agissait de garanties abstraites pour le grand public, établies sous la forme de principes constitutionnels, de lois (comme celles adoptées en France à la Libération ou au début des années 1980) et d’autorégulation (chartes d’éthique, par exemple). Quoique imparfaites, ces garanties avaient des effets favorables à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information. Mais elles sont désormais fragilisées, voire balayées, à cause du décalage entre la portée nationale du droit et la dimension transnationale de la communication, à cause de la confusion entre les espaces publics et privés, à cause de la confusion générale qui règne dans la jungle informationnelle. Journalisme de qualité, propagande, information sponsorisée, rumeurs et discussions familiales sont désormais en concurrence directe sur Internet.

Les prédateurs ? Des États qui déclenchent des guerres de l’information, des machines électorales propageant la désinformation via les réseaux sociaux, des « trolls » pourrissant le débat à coups d’attaques verbales, des lobbies diffusant des contenus sponsorisés, des oligarques faisant leur shopping dans les médias avec des moyens accrus… Fake news, rumeurs, le public fait-il le tri ? Pour paraphraser la loi de Gresham, « la mauvaise information chasse la bonne », de la même manière que la mauvaise monnaie chasse la bonne. Selon une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT), le potentiel viral des fausses allégations est six fois supérieur à celui des informations véridiques. Bref, l’information fiable est étouffée quand le mensonge, les passions et la manipulation sont amplifiés.

Les démocraties ouvertes subissent de plein fouet ces bouleversements, tandis que les régimes despotiques en tirent profit. La mondialisation de l’information crée une distorsion de concurrence entre les uns et les autres, favorable aux dictatures. Ces dernières peuvent exporter leurs contenus sous contrôle vers les sociétés ouvertes, tandis que les contenus produits dans les espaces libres ne font pas le chemin inverse. Qui peut dire dans quel état seront les pays démocratiques dans vingt ou cinquante ans, vu les futurs rapports de force géopolitiques et le risque de perte de contrôle technologique ? Que fera l’intelligence artificielle à la liberté d’expression et à la liberté d’opinion, si ses usages ne sont pas conformes à des principes démocratiques ? Chaque jour, environ 100 millions de contenus sont publiés, quand la capacité de fact-checking de l’ensemble des rédactions du monde n’est que de quelques milliers d’articles.

Pour lutter contre la désinformation, des gouvernements ont pris l’initiative de lois « anti-fake news » souvent maladroites, parfois contre-productives voire dangereuses, car elles s’attachent à traiter les symptômes. Qu’il s’agisse de crises bancaires, de la crise climatique ou de la crise systémique de l’espace public, on ne saurait endiguer les phénomènes si on n’en identifie ni ne traite les causes. Les causes ? Des multinationales gigantesques, qui rendent par ailleurs des services éminents, décident désormais de ce que nous pouvons voir et ne pas voir, façonnent l’architecture de l’espace public et, en fin de compte, ordonnent nos choix.

Lorsque les États organisaient l’espace public dans les démocraties dignes de ce nom, au moins ce dernier était-il neutre par principe et les lois connues de tous. Dans l’univers numérique, où code is law (« le code est la loi »), les nouvelles lois relèvent du secret du business. À rebours de cette réalité, la Déclaration sur l’information et la démocratie dispose que l’espace global de la communication et de l’information est un bien commun de l’humanité. Les êtres humains ont un droit à l’information fiable, c’est-à-dire libre et conforme à un idéal de recherche de la vérité et de pluralité des points de vue, ainsi qu’à une méthode rationnelle d’établissement des faits. Les entités privées, qui créent les moyens et déterminent les architectures de choix et les normes, doivent être responsables, transparentes à l’inspection, neutres sur le plan politique et idéologique, et s’engager à mettre en place des mécanismes de promotion de l’information fiable. Enfin, le journalisme a pour mission d’être un tiers de confiance pour les sociétés, et cette fonction sociale justifie un effort particulier pour assurer sa viabilité.

Retour au 11 novembre 2018, à la Grande Halle de la Villette : face aux chefs d’État et de gouvernement, je compare la problématique de l’information à celle du climat : « L’écosystème de l’information, comme le climat, est déréglé. Comme pour le climat, il y a pour l’information et la démocratie un risque de spirale et d’emballement. Le point de rupture est proche. » Dans une déclaration commune, douze chefs d’État et de gouvernement annonceront qu’ils « réitéreront à travers cette initiative, ouverte au soutien d’autres États, leur engagement en faveur de la liberté d’opinion et d’expression, et définiront les objectifs à suivre pour en garantir l’exercice dans le contexte technologique et politique du XXIe siècle ». Sept d’entre eux publieront même une tribune commune dans la presse internationale, dans laquelle ils annoncent l’engagement d’un processus politique sur la base de « ces propositions […] stimulantes, innovantes ». Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres a envoyé un message vidéo : « Merci de montrer le chemin. » La directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, et le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjørn Jagland, ont aussi apporté leur soutien.

Nous ne sommes qu’au début d’un long processus. Il nous faudra rendre ces engagements concrets d’ici un an, c’est le délai que nous nous sommes fixé. Nous avons délibérément choisi de ne solliciter qu’un nombre restreint d’États, pour ne pas prendre le risque qu’un « plus grand dénominateur commun » porte atteinte aux principes posés. De passage à Paris le 27 novembre 2018, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a largement critiqué les initiatives de RSF. Notre stratégie, manifestement, inquiète les gouvernements qui restreignent la liberté, l’indépendance et le pluralisme du journalisme. 

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