Vous distinguez quatre supports de transmission du savoir : l’oralité, l’écriture, l’imprimerie et à présent l’ordinateur qui incarne l’ère numérique. Quelle est l’incidence de ces bouleversements sur la pédagogie ?

Elle est énorme à chaque révolution dans le couple support-message. Le terme paideia (littéralement éducation ou élevage d’enfants) a été inventé par les Grecs au moment de la révolution de l’écriture. On disposait alors d’une trace des poèmes homériques sur lesquels s’est fondée une manière stable d’enseigner. Au xve siècle, avec la naissance de l’imprimerie, les traités de pédagogie ont fourmillé. Chacun connaît la phrase de ­Montaigne : « Je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine. » Que voulait-il dire ? Avant l’invention du livre, si vous étiez historien, il fallait savoir par cœur ­Thucydide, ­Hérodote, les chroniqueurs du Moyen Âge. Avec votre librairie (au sens ancien de bibliothèque), vous n’avez plus besoin d’une tête bien pleine, donc vous changez de tête. Nous y sommes ! On a perdu la mémoire en la déposant sur le papier, sur le support. On a toujours ­externalisé les fonctions cognitives. 

Ces évolutions modifient-elles ce que nous devons apprendre aux jeunes ?

Votre question est triple. Je la reformule ainsi : qui doit enseigner quoi à qui et comment ? Nous assistons à plusieurs bascules de culture. Commençons par le quoi. Le plus important à dire est qu’un changement complet de la vision du monde est en train de se produire. Ceux qui sont chargés d’enseigner aux enfants ont à l’esprit un monde autre que celui de ceux auxquels ils s’adressent. Ce n’est pas le même monde par deux fois. 

D’abord au sens premier du monde, l’arbre, les étoiles, l’Univers. Ce monde a éclaté. Un gosse de 18 ans a en tête un monde qui remonte à 15 milliards d’années, le big bang, le refroidissement des planètes, la formation de la Terre, puis de la vie, des espèces et de l’homme. Le savoir des professeurs a longtemps couvert un passé seulement dix ou douze fois millénaire, uniquement centré sur l’histoire humaine.

Vous disiez que le monde a changé deux fois. Quel est le second changement ?

J’ai enseigné partout dans le monde, sur tous les continents. Ce qui change, c’est la dimension multiculturelle. Nous devons nous représenter le monde comme un ensemble de langues, de cultures, de ­religions, de sociétés. 

Notre enseignement serait tronqué ?

Il faudrait recréer un humanisme qui ferait entrer dans la succession temporelle l’évolution du monde, du vivant, ce que j’ai appelé le grand récit. L’humanisme fondé sur les sciences humaines a été une découverte considérable, mais fermée aux sciences exactes. Nous risquons de créer deux populations très différenciées, des instruits incultes et des cultivés ignorants. Le monde nouveau n’est pas encore entré dans la pédagogie. Toutes nos catastrophes tiennent au fait que l’ancien ­humanisme à base d’histoire et de sciences humaines était anthropocentré. C’était respectable et criminel. Curieusement, la catastrophe qui est devant nous vient de notre culture. C’est étrange de dire ça. 

Que préconisez-vous ?

Ce qu’il faut enseigner aujourd’hui, c’est justement le grand récit. Il faut opérer un rééquilibrage entre les disciplines, que chaque élève ait des notions d’astro­physique, de cosmologie, de physique nucléaire, de chimie. Ce grand récit suppose ce que j’ai appelé le tiers-instruit : une culture métisse qui croise les sciences douces avec les sciences dures. Ce changement aura lieu : il suffira que la génération précédente prenne sa retraite. 

Si les programmes doivent évoluer, c’est que les élèves eux aussi ont changé.

J’ai donné un nom à la personne à qui l’on enseigne : Petite Poucette, notamment pour sa maestria à envoyer des messages avec son pouce. Petite Poucette et son professeur n’ont pas la même tête. La différence est aussi importante qu’entre les professeurs latinisants et scolastiques de la Sorbonne du Moyen Âge et les humanistes de la Renaissance. Celui qui veut enseigner, c’est Albert le Grand (théologien allemand, professeur de renom du xiiie siècle). Ceux à qui il veut enseigner, c’est Montaigne, Érasme et Rabelais. La différence est colossale. Remontons le temps : avec l’écriture a surgi le dialogue violent entre celui qui parlait mais ne voulait pas écrire, et celui qui écrivait mais ne voulait pas parler. L’un s’appelait Socrate, l’autre s’appelait Platon. Là s’est inventée la paideia. Ce court-circuit a créé une nouvelle cognition, la théorie des idées : c’est l’abstraction. Aujourd’hui, la tête de Petite Poucette fonctionne dans une cognition sans rapport avec la précédente, de même que la géométrie était impensable à l’âge de l’oral. La physique mathématique ne pouvait être inventée par les Grecs et pourtant ils avaient tout pour le faire. Il a fallu l’apparition de l’écriture, la révolution du support, pour que s’impose une nouvelle façon de voir le monde.

La question du « quoi » ressurgit…

Que faut-il enseigner à qui ? J’ai envie de dire : fermez vos gueules, vous ne savez pas ! Vous êtes dans une cognition qui n’a plus rien à voir avec la précédente. Au lieu de dire quoi enseigner à qui, il faut écouter penser Petite Poucette, essayer de comprendre sa manière d’être au monde, mieux la connaître pour répondre au quoi et au comment. La notion même de culture va voler en éclats comme a volé en éclats la culture médiévale à la Renaissance. 

 

Pourtant il faut bien continuer d’apprendre et de transmettre ! Comment faire ?

Souvent des architectes viennent me voir. Ils doivent construire une nouvelle fac à Toulouse ou Tokyo. « Faites-nous le plan de la nouvelle université », me demandent-ils. Pépé ne sait pas tout ! Nous ignorons quel espace inventer pour un enseignement en pleine mutation. Jadis, notre vision du monde supposait un concept fondamental : la concentration. Une épicerie était une concentration de biens alimentaires. Une faculté était une concentration de livres, de labos, d’étudiants et de profs. Toutes ces concentrations, toutes, toutes, toutes, sont remplacées par des distributions individuelles. Sur les murs du métro d’une grande capitale asiatique, au lieu des habituels placards publicitaires de la grande distribution, j’ai vu les images de produits à commander avec son portable. Que devient le grand magasin ? Que seront les facs demain ? Existeront-elles ? Je ne sais pas.

Mais les élèves existeront.

Plus les mêmes ! Quand je rentrais dans mon amphi au néolithique tardif qui a été le mien il y a vingt ans, j’étais absolument certain que les étudiants devant moi ne savaient pas ce que j’allais dire. Aujourd’hui, j’ai la certitude que Petite Poucette a tapé le sujet de mon cours sur son ordinateur. Le métier a réellement changé. Comment transmettre le contenu du savoir ? C’est fait, c’est déjà transmis. L’information, pas la connaissance. Le travail du professeur sera de transformer l’information en connaissance. Nous ne savons pas exactement quel sera ­l’impact des nouvelles technologies sur cette transmission. J’ignore si les cours en ligne réussiront, quel type d’assemblée ils supposeront. J’observe que mes étudiants américains les plus intelligents disent : c’est scandaleux de payer si cher pour ­apprendre des choses qu’on a déjà chez soi. 

Comment enseigner dans ces conditions ? 

Les profs doivent eux-mêmes être des Petite Poucette. Les trentenaires le sont. Autour de moi, je n’entends que des vieux ronchons qui posent des questions négatives. N’avez-vous pas peur que… Ils baignent dans une ancienne vision du monde. Quant au processus d’apprentissage, supposons que vous et moi voulions nous intéresser à la mécanique quantique. Vous avez du temps ? Oui ? Bon, voyons qui nous pourrions interroger, regardons sur le net. Puis nous connaissons X ou Y qui seraient en mesure de nous éclairer. Des associations intermittentes pourront se constituer pour acquérir et comprendre un savoir. 

Le grand récit du big bang jusqu’à Yves Coppens peut être raconté comme une discipline intégrée qui comprend toutes les autres. Ce n’est pas l’Encyclopédie du xviiie découpée en tranches, mais une vision du monde portée par un courant colossal, riche de toutes les disciplines permettant d’expliquer ce qui est arrivé. Cela se raconte comme une histoire littéraire, une pièce de théâtre avec des scènes successives : en réalité c’est un roman. Pour la première fois aujourd’hui, de façon éclatante, la vision du monde est unitaire. Ce n’était jamais arrivé. 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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