Mon père était ouvrier agricole, ma mère femme de ménage. Il y avait deux livres dans la maison de deux pièces de dix-sept mètres carrés qu’avec mes parents et mon frère nous habitions : un dictionnaire, le livre masculin, un livre de cuisine, le livre féminin. Nous n’avons jamais pu partir en vacances, entendre parler une langue étrangère, visiter un musée, aller au cinéma, au théâtre, au restaurant, encore moins à l’opéra. Il n’y avait pas de bibliothèque dans mon village et l’achat d’un livre n’était pas envisageable quand, à la moitié du mois, l’argent faisait défaut pour acheter de la viande. Si je suis devenu ce que je suis devenu, je le dois à l’école républicaine et aux bourses qui m’ont permis, du primaire à l’université, de faire des études dignes de ce nom. 

Aujourd’hui, un enfant issu des classes modestes n’a sociologiquement presque aucune chance de sortir de son milieu. Les analyses de Bourdieu, n’en déplaise aux libéraux de droite et de gauche qui font partout la loi depuis que les socialistes ont renoncé à la gauche en 1983, restent d’une cruelle actualité : l’école ne permet quasiment plus à un élève de s’élever l’âme, l’esprit, le cœur, l’intel­ligence. Panne d’ascenseur social comme on dit. 

J’ai eu la chance, dans l’école primaire de mon village, d’apprendre à lire avec la méthode syllabique qui a longtemps fait ses preuves ; puis les mathématiques avec le par cœur des tables de multiplication et l’ardoise du calcul mental ; j’ai découvert, toujours avec le par cœur, la cadence, le rythme et la beauté de la langue française avec des poèmes de Lamartine, de La Fontaine ou de René Guy Cadou ; j’ai pris connaissance de l’histoire de France avec les images d’Épinal : Saint Louis rendant la justice sous son chêne, Bernard ­Palissy brûlant ses meubles pour cuire ses émaux, Jeanne d’Arc sauvant la France, Robespierre activant la guillotine pour le bien de l’Humanité, les poilus dans leurs tranchées, etc. 

Mais, né en 1959, j’avais donc 9 ans au moment de Mai 68, j’ai vu également les effets de Mai dans les salles de classe : avant que Barthes ne dise que la langue est fasciste, des enseignants la vivaient comme telle : plus question dès lors de dictées-questions, d’analyse logique, d’apprentissage de poésies, de rédactions auxquels l’esprit du temps substituait des dictées à trous de cinq ou six lignes dont on avait pris connaissance au préalable ou des textes libres, car il fallait que les textes eux aussi fussent libres ! Nul besoin d’apprendre à compter, on nous prédisait le triomphe des calculettes qui feraient ça mieux et plus vite que nous, il nous fallait, comme un chercheur du CNRS, faire des mathématiques modernes, car les autres étaient anciennes, évidemment, et là aussi il fallait que les mathématiques fussent modernes. 

Libres et modernes, nous l’étions peut-être, comme les textes et les mathématiques, mais en faisant des fautes d’orthographe, en ne sachant plus écrire correctement, en n’étant plus capables de compter. Comme la nouvelle dictée, nous étions chétifs, malingres, étiques, maigres et à trous… 

Dans l’orphelinat où j’avais été placé par une mère qui avait elle-même été abandonnée, les prêtres salésiens, entre crasse pour tous et pédophilie pour quelques-uns, avaient eux aussi été touchés par la grâce libertaire et ­moderne issue de Mai : ainsi, le professeur de français avait enregistré son cours sur un magnétophone à cassette, il avait bricolé un réseau audio avec des paquets inextricables de fils et des écouteurs individuels graissés au cérumen de l’auditeur précédent. Ce qu’il y avait à entendre n’était pas audible et nous arrivait en pointillés auditifs lardés de grésillements… Il lui arrivait également de tendre un fil de nylon entre deux murs de la classe sur lequel il accrochait avec des pinces à linge colorées des photos découpées dans La Vie catholique : l’exercice consistait à s’exprimer, librement, bien sûr, sur les images indigentes. Chétifs, malingres, étiques, maigres et à trous, nous l’étions plus que jamais. Les trous se creusaient… 

Quand j’arrivai à l’université de Caen, vers la fin des années soixante-dix, quelques soixante-huitards encore décoiffés ne trouvaient pas utile de faire lire Platon et préféraient la lecture du Banquet proposée par Lacan ; pas utile non plus de lire le Contrat social de ­Rousseau parce qu’il était de bon ton d’en enseigner sa critique chez Sade ; nul besoin non plus de lire Marx puisqu’­Althusser l’achevait ou Nietzsche puisque Foucault le dépassait… Résultat : d’années en années, zéro agrégation à l’université et du chômage pour les étudiants diplômés en philosophie. Ils passaient le concours pour devenir instituteur, on ne disait pas encore professeur des écoles, et ils devenaient de fameux théoriciens de la pédagogie souvent chahutés par leurs élèves… 

Dans l’école où mes anciens compagnons de fac enseignent, le tableau noir a disparu, trop sinistre, il est devenu blanc, plus fun ; la craie aussi, trop allergène, remplacée par le feutre noir ; la plume, l’encre et l’encrier, bien sûr, auxquels on préfère le Bic baveux ou le feutre écrasé après les deux lignes d’écriture quotidienne ; l’armoire avec le crâne qui riait dans notre dos a libéré un mur (car il faut aussi libérer les murs…) sur lequel sont punaisés les dessins et collages d’élèves à égalité ontologique avec ceux de Matisse ; la carte de France a été vendue lors d’un vide-greniers, ce qui a permis d’augmenter la cagnotte pour acheter un ordinateur, la carte de France était une incitation au nationalisme, or le nationalisme, c’est la guerre et la guerre ça n’est pas bien… 

Pas question, bien sûr, de tenir des propos réactionnaires en souhaitant le retour à cette école d’antan. Mais pas question non plus de souscrire à ce qui a été fait de l’école depuis Mai 68 – dont je reste un partisan pour la liberté permise. Mais nous faisons un mauvais usage de ce que nous prenons pour de la liberté et qui n’est que licence : la liberté sait où elle va, la licence, non. 

La liberté, c’est ce à quoi on éduque : elle n’est pas un donné, un a priori, mais un acquis, une construction. L’école devrait appren­dre à la réaliser. Non pas en laissant faire, en flattant le naturel infantile, en faisant de l’enfant l’axe du monde, mais en faisant du monde l’axe de l’enfant. L’enfant n’est pas naturellement artiste parce qu’il barbouille sa feuille, mais il peut le devenir s’il apprend d’abord les lois élémentaires du dessin ; l’enfant n’est pas naturellement musicien dès lors qu’il tape en rythme sur des percussions, il lui faut le devenir en commençant par se soumettre aux lois et aux règles de la ­musique ; l’enfant n’est pas naturel­lement écrivain quand il raconte ses ­vacances dans le style des textos, il lui faut pour le devenir apprendre l’orthographe, le style, la grammaire, la syntaxe. L’école devrait être le lieu où l’on rend possible le devenir en ne se contentant pas de l’être immédiat et du présent pur, cette religion contemporaine.

L’apprentissage exige des vertus perdues : la modestie, la patience, la constance, la persévérance. Notre célèbre époque l’inverse : l’arrogance, l’impatience, l’inconstance, le caprice. L’instituteur qui faisait l’admiration d’Albert Camus a été remplacé dans l’imaginaire collectif par le vainqueur de la Star Academy, le comédien du sitcom, le footballeur de l’équipe nationale, le présentateur d’émission télé, l’acteur de cinéma, toutes activités accessibles avec les dictées à trous… 

Il faut en finir avec le schéma bipolaire qui, ici comme ailleurs, fait la loi en France : retour à l’antique et conservation du patrimoine éducatif à droite contre célébration de l’innovation et de la modernité pédagogique à gauche. L’innovation et la modernité, ce sont la conservation et le dépassement de ­l’antique et du patrimoine. Conserver ce qui fonctionne, dépasser ce qui ne marche pas. En la matière, les rythmes scolaires ou l’apprentissage du codage sont des rogatons. 

Les enfants de pauvres font les frais de l’effondrement du système d’instruction et d’éducation français. Pour les autres, les parents se substituent à l’école défaillante. Par reproduction ­sociale et imprégnation sociologique, par imitation ­aussi, par piston et connaissance souvent, ils s’en sortent toujours pendant que les autres, culturellement vierges comme un cahier d’écolier ­jamais ouvert, s’apprêtent pour beaucoup à devenir leurs domestiques, leurs serviteurs, leurs obligés. Ce gâchis nourrit le ressentiment avec lequel se fomentent les mauvais coups dans l’histoire.

Un jour, on écrira la généalogie de la négativité qui ne manquera pas d’arriver : un chapitre montrera quel rôle a joué l’effondrement de l’école dans l’avènement du négatif. Faute de n’avoir pas parachevé Mai 68 avec la construction d’une positivité libertaire, ce grand mouvement qui se voulait de libération et d’émancipation a produit son contraire : l’asservissement des plus modestes, des plus humbles, des gens de peu, et le triomphe des fauves rendu possible par les libéralismes de droite et de gauche, la religion du personnel politique alternativement aux affaires dans la configuration institutionnelle française. Une école qui s’effondre, c’est une prison qui s’ouvre… 

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