Comme mouvement spontané, auto-organisé et mouvant, les Gilets jaunes ne sont pas faciles à cerner. Les contours sociologiques et politiques de ce groupe de manifestants ondoient et le risque est grand de prendre des données partielles ou des impressions fugaces pour des informations fiables. Proposons néanmoins quelques hypothèses. 

Les Gilets jaunes couvrent une large palette de positions sociales, leurs revenus médians annuels allant de 10 000 à 75 000 euros. À tous les niveaux, leur « capital » est davantage économique que culturel. Ce qui signifie qu’ils perçoivent plutôt leur situation de manière analytique (« combien d’argent dans mon porte-monnaie ? ») que synthétique (« quelle place pour moi dans la société ? »). Ils se rattachent en apparence à une mouvance libertarienne, souhaitant voir augmenter le pouvoir d’achat en diminuant la taxation et la solidarité. Toutefois, ils réclament aussi davantage d’État, attendant de lui plus de services. Ces « antisystème » se caractérisent encore par le rejet de l’idée même de système social, qu’ils perçoivent comme un marché de dupes. Beaucoup d’entre eux étant des abstentionnistes habituels (10,6 millions au premier tour de la présidentielle de 2017), on peut considérer que ce mouvement permet à des citoyens qui s’étaient exclus d’eux-mêmes de la scène politique d’y reprendre pied, élargissant ainsi la base des partis protestataires, auxquels ils s’apparentent par leurs idées.

Enfin, les Gilets jaunes viennent surtout des espaces non citadins : périurbain et infra-urbain. La carte des points de blocage montre la focalisation de la mobilisation sur les axes principaux, mais sa faible présence dans les grandes agglomérations et dans les centres*. Elle montre aussi que les zones les plus éloignées des villes sont aussi très peu touchées. C’est donc surtout la France périurbaine qui manifeste et dénonce des inégalités géographiques : les Gilets jaunes revendiquent une meilleure justice spatiale, confirmant la force de cet enjeu dans les débats sur les inégalités.

Ici, tout se joue sur l’équilibre entre choix et contraintes. En effet, c’est dans les zones périurbaines que le taux de pauvreté est le plus faible (9,4 %, contre 14,8 % dans les grandes agglomérations), l’immense majorité des personnes démunies vivant dans les centres et les banlieues des grandes villes. Le mode d’habitat périurbain se caractérise, lui, par le choix coûteux de la propriété du logement et de la mobilité privée, avec souvent deux voitures par ménage. Toutefois les périurbains récupèrent grâce à un prix du foncier abordable à distance des villes ce qu’ils perdent en coût de mobilité. Ils effectuent donc un arbitrage dont le gain économique est relativement neutre.

La politique des gouvernements précédents – dénoncer les atteintes à la nature tout en contribuant, simultanément, à l’étalement urbain et à l’usage intensif de la voiture par des prêts à taux zéro ou une incitation tarifaire au gazole – a été schizophrène. On ne peut pas s’interdire pour autant de changer de modèle. La « goutte d’eau » qu’a constitué pour les manifestants l’alignement du prix du gazole sur celui de l’essence n’est pas une nouveauté, mais fait partie d’un processus lancé en 2016. Plus généralement, la mobilité, qui est un bien public, ne peut être privilégiée au détriment d’autres biens de ce genre, comme la santé, le climat ou l’urbanité. C’est pourquoi une fiscalité incitative a du sens, à condition d’atténuer le poids de cet ajustement pour les plus modestes ; l’idée que les habitants qui ont fait des choix en assument en partie les conséquences se défend.

De l’enquête réalisée en France et que nous analysons dans notre livre Théorie de la justice spatiale, il ressort que le socle d’égalité demandé par les citoyens comme condition préalable à l’exercice d’une liberté personnelle porte sur trois domaines essentiels : l’accès pour tous à une éducation de qualité ; la lutte déterminée contre la pauvreté ; et le respect de la loi et de la règle par tous, riches ou pauvres. En ce sens, la violation de la loi (blocage de voiries et de lieux publics, dégradations matérielles, atteintes caractérisées à l’ordre public, sans parler des émeutes parisiennes) prend à rebours une bonne partie de la société française, y compris – c’est une des raisons du nombre important de blessés – ceux qui leur ressemblent. Les Gilets jaunes poursuivent la tradition des mouvements sociaux à la française consistant, par des moyens légaux ou illégaux, à faire plier le pouvoir et à interdire toute réforme qui leur déplaît. 

Beaucoup comptent sur Emmanuel Macron pour en finir avec le corporatisme d’État et clore une séquence historique dans laquelle le suffrage universel et l’État de droit étaient constamment bafoués par l’action directe de lobbies de toutes sortes bénéficiant d’une impunité. C’est ce qui met les Gilets jaunes en porte-à-faux : innovant par son style de mobilisation, ce mouvement se révèle archaïque par ses modes d’action. Et il tombe au mauvais moment : le style insurrectionnel ne peut plus faire partie du répertoire politique et les Gilets jaunes, au fond, le savent. Cela accroît encore leur angoisse et leur exaspération.

La posture radicale des Gilets jaunes est signe de colère, mais aussi de naïveté. C’est leur faiblesse et leur force face aux professionnels de la politique dont la société française dans son ensemble a appris à se méfier. On pourrait imaginer sortir de cet épisode par le haut, en accélérant la mise en place d’une démocratie interactive complétant la démocratie représentative par des dispositifs d’échange permanents.

De là où ils sont, que nous disent les Gilets jaunes ? Que, suivant Bertolt Brecht, nous ne devons pas penser le futur à partir des bonnes vieilles choses, mais des nouveautés désagréables. Et que l’avènement d’une république démocratique animée par des citoyens libres et responsables est encore devant nous. 

* Voir l’étude très documentée de Sylvain Genevois, sur le site www.cartonumerique.blogspot.com.

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