J’avais fini par le remarquer, la phrase revenait souvent dans les conversations de mes parents : « Il faut que nos enfants soient comme les autres. » Comme les autres ? On n’était pas pareils, alors ? On mangeait à notre faim, on allait à l’école, on recevait des jouets à Noël, le médecin venait nous voir quand on était malades et ma mère, grâce à ses talents de couturière, nous confectionnait des vêtements superbes. J’avais six ans, on n’avait pas la télé, mon univers se résumait à notre petit deux-pièces blotti au fond d’une cour. Une seule chose me tracassait : mes amies d’école ne venaient jamais jouer chez moi. Mes parents ne voulaient pas. Puis à l’école, j’ai connu Claire. Et on est devenues tellement amies qu’un jour, elle m’a invitée chez elle. Ma mère a accepté. À une condition : « Sois polie, ses parents ont du bien. » J’ai arrondi l’œil : « C’est quoi, du bien ? » Réponse instantanée : « Ils sont riches ! Notre maison, il faut qu’on la paye tous les mois. Eux, ils l’ont toujours eue, c’est de famille. Et ils ont tout le confort. Alors t’as intérêt à ne rien salir et à être polie ! »

Elle avait raison, je l’ai vu dès que je suis entrée chez Claire. Ses parents avaient tout ce qu’on n’avait pas, le chauffage central, un frigo, une machine à laver, une cuisine en formica, une salle de bains et, le plus beau, leurs toilettes. Des vraies, comme à l’école, avec une chasse d’eau. Nous, on en était encore au régime de la cabane au fond du jardin. Et pour la nuit, un seau collectif dans la chambre. Rien que de les voir, ces toilettes, ça m’a collé la honte. Et en un rien de temps, tout m’est devenu transparent, des conversations de mes parents. S’ils refusaient que j’invite mes copines à la maison, c’était qu’ils jugeaient qu’on n’était pas à la hauteur, pas des gens bien puisqu’on n’avait pas de bien. C’était même le contraire, on « avait du mal ». Expression codée, et honteuse elle aussi, qui leur permettait de ne pas formuler l’informulable : qu’ils ne savaient pas comment joindre les deux bouts, sinon en décrétant : « Alors ce mois-ci, ceinture ! » Ceinture, ça voulait dire qu’eux, les parents, ils se limiteraient au strict minimum, mais qu’à nous, les enfants, ils accorderaient, par toutes sortes d’astuces et de débrouilles, ce « plus » qui ferait que, dans la rue et à l’école, on passerait pour des enfants « comme les autres ». 

Je ne vais pas pleurnicher, ça n’a pas duré longtemps. C’étaient les Trente Glorieuses et mes parents, comme beaucoup de Français de l’époque, ont fini par intégrer les classes dites « moyennes ». La société de consommation a déferlé sur notre petite ville bretonne, ils ont réussi à s’acheter une maison « avec tout le confort moderne », selon le mot de ma mère, qui ne manquait jamais d’ajouter : « On est comme les autres, maintenant ! » Pour autant, ils se sont souvenus qu’ils avaient été longtemps des gagne-petit, ils n’ont pas rêvé très grand. Peu ou pas de vacances, on paye les études des enfants jusqu’à leurs vingt ans et on se fait une pelote à la Caisse d’épargne en prévision des coups durs. Mais dans les années soixante et soixante-dix, c’était très facile de ne pas rêver au-dessus de ses moyens. Aucun média ne nous dégueulait dessus non-stop ce torrent d’images de bonheur obligatoire et de mannequins cousus de fils d’or qui nous persuadent que, sans ce parfum, ce 4 × 4, ces vacances sous les cocotiers, ce portable dernière génération et cette cuisine suréquipée en tourniquettes et pistolets à gaufre, comme disait Boris Vian, non, décidément non, nous ne serons pas comme les autres. Et nos enfants encore moins, surtout si nous commettons l’impensable, les priver de leurs marqueurs sociaux, les fameuses marques, tous ces vêtements, chaussures, portables ruineux sans lesquels ils ne se sentent pas comme les autres. Ajoutez au budget familial les dépenses désormais incontournables, ordis, tablettes, connexion Internet, abonnements à la téléphonie mobile, enfin la voiture sans laquelle, hors Paris, on se retrouve irrémédiablement exclu du « comme les autres ». 

À l’annonce de la taxe de trop, pas étonnant qu’on pète un câble. Et qu’un jour de manif, une mère de famille sans histoires se transforme soudain en furie, se retrouve au tribunal et, réalisant soudain qu’elle a commis des actes inadmissibles, déclare au juge : « Je ne sais pas ce qui m’a pris. » Ce qui lui a pris ? Elle s’est fait piéger, tout bonnement, par le système pervers de la consommation à tout-va et son déluge incessant d’images de jouissances hors d’atteinte. Mais facile de le dénoncer, ce système, quand on a fait le tour de ses rêves et de ses bidonnages. Seulement, ceux qui n’en sont pas là, comment ils font, le jour où ils se voient privés du seul horizon qui reste, acquérir ces objets dont on n’arrête pas de leur seriner qu’ils leur ouvriront les portes enchantées du « Comme les autres » ? Autrefois, c’était la faim qui rendait fou. Aujourd’hui, c’est le monstrueux hypermarché de marchandises qu’est devenu le monde. 

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